À présent que le Parti de la presse et de l'argent a installé son avocat d'affaires à la présidence, toute critique du pouvoir passe par la critique des médias.
« Sarkozy tient-il les médias ? » Que L'Express, hebdomadaire des cadres libéraux, titre ainsi son édition du 31 mai laisse deviner que la question élude l'essentiel. Car, au fait, qui tient Sarkozy ? Quelles forces sociales ont délégué leur commis à l'Élysée ? Ce problème n'intéresse ni le Parti « socialiste » ni les « intellectuels de gauche ». Comme si le pouvoir se réduisait au pantin qui en revêt l'habit, la psychologie du nouvel élu, ses manières, ses colères, l'omnipotence qu'on lui prête aiguillonnent les dispositions héroïques des Jean Moulin de boudoirs. Ils débitent leur prêt-à-brailler sur la « liberté de la presse » depuis le recrutement des journalistes Georges-Marc Benamou (Nice matin), Myriam Lévy (Le Figaro) et Catherine Pégard (Le Point) au poste de lèche-gouvernants. Las ! Ces trois-là n'ont fait qu'officialiser leur fonction.
Le soir du 6 mai, Martin Bouygues (TF1), François Pinault (Le Point), Alain
Minc (Le Monde), Arnaud Lagardère (Europe 1, presse magazine), Bernard Arnault (La Tribune), Serge Dassault (Le Figaro), Vincent Bolloré (Direct soir, Direct8, sondages CSA), Albert Frère (M6) et Jacques Séguéla (un crétin publicitaire bronzé et craquelé) se congratulent. Leur poulain a gagné la course. Et pour cause : leurs médias ont installé un président dans les têtes avant même qu'il ne soit consacré dans les urnes. Téléréalité, glorification des « people » par la presse gratuite, reportages sur les folies des riches et sur les tricheries des pauvres, tous ces instruments ont permis d'ancrer le style Sarkozy » au panthéon des vertus civiques. Dans le bureau de Jean-Pierre Elkabbach, le 12 avril, Arnaud Lagardère dictait au candidat sa feuille de route avant un entretien. Devait-il évoquer le parachute doré de Noël Forgeard ?
Lagardère : « Il vaudrait mieux que tu n'en parles pas, Nicolas, sinon ça va encore faire réagir Bayrou, et il va essayer d'en profiter.
Sarkozy : C'est impossible de ne pas en dire un mot...
Lagardère : Oui, oui, d'accord, dis-en un mot, mais alors, surtout, dis bien que c'est sous Jospin qu'a été signé le contrat de Forgeard à Airbus(1). »
Tam-tam et slips Sloggi
Dans le civil, Nicolas Sarkozy était le petit avocat d'affaires des grands patrons du CAC 40. Ils ont jugé qu'il défendrait mieux leurs intérêts à la tête de l'exécutif. N'est-ce pas là le rôle de l'État dans une société capitaliste ? Ministre de l'Économie et des Finances en 2004, l'homme des trusts avait fait racheter 20 % du capital d'Alstom par la puissance publique ; une participation revendue à Bouygues sitôt achevé le redressement de la firme aux frais de la collectivité. Au lendemain de son élection, il propose le renflouage d'EADS par l'État, avant d'ajouter : « Quand l'entreprise ira bien, on pourra s'en séparer » (Reuters, 18.5.07 ; lire aussi p. 6-7).
Pendant que les nouveaux partisans jouent du tam-tam en slip Sloggi pour exprimer le caractère « citoyen » de leur déception électorale(2), le site d'information en ligne boursier.com relève : « Les “valeurs Sarkozy” se calment un peu ce mardi matin : Bouygues redonne 1,1 % à 61,40 euros après s'être nettement distingué lundi à 62 euros dans un marché actif. Certains analystes estimaient hier que le groupe a désormais les mains libres pour mettre ses plans à exécution avec Alstom et Areva... » (8.5.07). Car Bouygues ambitionne de revendre TF1 à Bolloré et à Lagardère pour pouvoir investir dans l'industrie nucléaire...
L'élection a clarifié les lignes. Enfin « décomplexée », la gauche sociale-libérale affiche sa vocation de jardin d'acclimatation de la droite. En moins de temps qu'il n'en faut à Bernard Kouchner pour devenir ministre du Dar(petit)four, Roger Hanin, Max Gallo, Eric Besson, Jacques Séguéla, Martin Hirsch, Jean-Pierre Jouyet, Claude Allègre, Jacques Attali ont baisé les babouches du pouvoir. À entendre Manuel Valls détailler le nouveau credo socialiste, le reste du PS rattrapera sans peine ses chevau-légers. « Tout ce qui incite à la propriété va dans le bon sens », brame-t-il déjà (France Inter, 24.5.07). Ségolène Royal avait ouvert la voie en prononçant l'éloge d'Angela Merkel : « on voit comment cette femme est efficace, est concrète » (débat présidentiel, 2.5.07).
Glissement de terrain
Il est plus singulier que la candidate de l'« ordre juste » et des casernes pour enfants ait tourné des têtes qu'on croyait vissées sur une colonne vertébrale. « Nous appelons à voter dès le premier tour pour Ségolène Royal », déclarent « 200 intellectuels » désireux d'« assumer [leur] responsabilité ». Dans le baquet des pétitions d'Importants, celle, indigente, publiée par Libération le 19 avril se distingue par le coudoiement de personnalités naguère opposées. D'un côté, Étienne Balibar, Jacques Bouveresse, Loïc Wacquant : associés à la « gauche de gauche », ils ont soutenu les grévistes de novembre-décembre 1995 et honni la « gauche plurielle » entre 1997 et 2002. De l'autre, Pierre Rosanvallon, François Dubet, Thomas Piketty et leurs amis, avocats de la gauche de droite et signataires en 1995 de la pétition de soutien au plan Juppé. Au grand régal de Laurent Joffrin, les premiers se rallient aux seconds pour appuyer – dès le premier tour ! – la candidate la plus droitière jamais présentée par le PS. « Élève et proche de Pierre Bourdieu, vous appartenez à la famille de pensée de la gauche radicale. Pourtant, vous appelez à voter Royal depuis plusieurs semaines. Pourquoi ? » demande avec gourmandise Libération à Loïc Wacquant (5.5.07). « Elle a fait plus en six mois que toutes nos protestations depuis quinze ans », ose répondre le sociologue. Et que dire de l'incohérence d'Étienne Balibar, qui explique à L'Humanité dimanche (3.5.07) pourquoi il « vote Royal au second tour comme au premier » avant d'ajouter : « Ce qui me préoccupe, c'est la faiblesse de la gauche “antilibérale”. » Une faiblesse à laquelle son vote royaliste entendait remédier ?
Incommodés par l'arrivée de moineaux anciennement radicaux dans leur vieux nid, certains coucous du club de réflexion social-libéral La République des idées migrent déjà vers le quartier des ministères. Le président de la République des patrons (de presse) a chargé sa directrice de cabinet de « chercher à “débaucher” quelques intellectuels de gauche et de renom, proches de La République des idées » (Le Monde, 20.5.07). Martin Hirsch, pilier du club des groupies de Pierre Rosanvallon, a déjà obtenu de Sarkozy un poste de sous-commissaire aux Pauvres. Avec son fantoche, sa façade pluraliste et ses intellectuels de cour, le Parti de la presse et de l'argent est en ordre de bataille contre son principal adversaire : Le Plan B.
Notes :
(1) Dialogue rapporté par Le Canard enchaîné, 18.4.07.
(2) Emblème de la rébellion des belles âmes, Yannick Noah avait posé en slip Sloggi pour une campagne publicitaire de la marque de sous-vêtements. Il entend désormais « danser pour oublier que le monde est cabossé ».
Le Plan B n°8 (juin 2007)
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