10/07/2007

Bernard Arnault trop puissant

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Bernard Arnault L'homme qui fait peur
LE MONDE | 10.07.07 | 14h37 • Mis à jour le 10.07.07 | 14h37

Les journalistes des Echos boudent ses millions au nom de leur indépendance ? Ne comptez pas sur lui pour devenir grossier. Bernard Arnault, 58 ans, longue silhouette élégante - Dior Homme de pied en cap, montre Louis Vuitton, deux des marques phares de son groupe -, cultive une distante courtoisie. " C'est délicat de toucher à un métier aussi sensible que la presse", glisse-t-il, laconique.

PARCOURS

1949
Naissance à Roubaix (Nord).
1969
Intègre Polytechnique.
1984
Prend le contrôle de Boussac Dior, Conforama, Le Bon Marché.
1989
Président du conseil d'administration de Louis Vuitton Moët Hennessy.
1993
Rachète le quotidien économique "La Tribune", en difficultés financières.
JUIN 2007
LVMH confirme être en négociation avec Pearson pour le rachat des "Echos".

Mais quel besoin "BA", comme l'appellent ses collaborateurs, a-t-il de vouloir racheter Les Echos ? Son étourdissante réussite ne lui suffit donc pas ? En à peine vingt-cinq ans, avec comme seul viatique les clés de l'entreprise familiale (une grosse PME du nord de la France spécialisée dans la construction), un culot et un flair indéniables, ce polytechnicien issu de la bourgeoisie de province s'est hissé au 7e rang des personnalités les plus riches du monde, selon le magazine Forbes. Il est le principal actionnaire et le patron de LVMH, un empire du luxe dont les marques (Louis Vuitton, Dior, Kenzo, Fendi, les champagnes Moët & Chandon ou les cognacs Hennessy) font fantasmer tous les nouveaux riches de la planète... Côté politique, il est un proche de Nicolas Sarkozy - il a été témoin de son mariage avec Cécilia.

Pourquoi, dès lors, s'enticher d'un journal qui, pour être le premier quotidien économique français, n'en dégage pas moins des marges modestes au regard de celles du secteur du luxe ? Bernard Arnault ne voulait pas rester sur le constat d'échec qu'il a dû faire avec La Tribune. "LVMH a racheté 100 % de La Tribune en 1993. Depuis, le titre a gagné de l'argent en 1999 et en 2000", explique-t-il. Aujourd'hui, "BA", qui cherche un acheteur pour La Tribune, veut se donner une seconde chance dans la presse économique. Plus facile avec un titre qui gagne de l'argent comme Les Echos de faire progresser la rentabilité. "Vendre La Tribune sans racheter Les Echos, cela aurait été un aveu d'échec", admet l'homme d'affaires.

Il dispose déjà d'un embryon de groupe de presse avec la chaîne Radio Classique, les magazines Investir et Connaissance des arts. Mais affirme : "Les médias ne sont pas stratégiques pour LVMH. Je trouve les défis du secteur intéressants. Avec Internet, il va se passer des choses."

Ses proches avancent d'autres motivations. "Ce n'est pas une question d'ego, assure un de ses banquiers. S'il s'est intéressé à la presse financière et à Radio Classique, c'est parce que cela correspondait à des goûts personnels." Bernard Arnault est un grand collectionneur d'art et un pianiste émérite, tout comme sa seconde femme, Hélène, la mère de trois de ses cinq enfants. Pour le créateur Karl Lagerfeld, qui officie chez Fendi, "il aime les trophées. A son niveau, c'est un jeu. Ce n'est pas mon trip, mais je comprends".

Dans l'entourage de François Pinault, son grand rival - leur bataille pour l'italien Gucci, à la fin des années 1990, fut d'une grande violence -, on assène : "Ne soyons pas naïfs. Son but n'est pas de devenir patron de presse ou de faire un investissement financier, mais de posséder un puissant instrument de contrôle de son groupe et de son image". "Avec un journal comme Les Echos, les gens oseront encore moins marcher sur ses plates-bandes", juge un banquier d'affaires, moins suspect de partialité.

Pierre Briançon, éditorialiste à Breakingnews.com, un site d'informations financières, confirme : "Son bilan à La Tribune montre qu'il ne sait pas diriger un journal et que, s'il veut en acheter un, c'est pour de mauvaises raisons." D'un sourire, "BA" écarte les soupçons. "Intervenir en direct dans un journal dont on est actionnaire est totalement contre-productif. Je ne l'ai jamais fait." Le baron belge Albert Frère, un de ses rares intimes, est formel. Son "pote" sait "qu'on ne peut pas influencer les journalistes. Ils sont devenus tellement puissants !".

A La Tribune, les journalistes se plaignent moins de ses interventions que des réflexes d'autocensure de leur hiérarchie. "Cela fait quatre ans que je travaille au journal. Je n'ai jusqu'à présent jamais eu l'occasion de rencontrer M. Arnault, ni l'un de ses représentants. Si, à plusieurs reprises, il y a eu des motions de défiance votées par la Société des journalistes (SDJ), c'est plutôt contre la direction du journal", témoigne Jean-Baptiste Jacquin, rédacteur en chef adjoint du service entreprise. "Ne nous trompons pas de sujet, ajoute Gilles Bridier, ancien directeur délégué de la rédaction de La Tribune. Le malaise, ce n'est pas Bernard Arnault en particulier. Dès lors qu'un journal a un actionnaire industriel, il perd en crédibilité vis-à-vis des lecteurs."

"BA" n'est pourtant pas du genre permissif. Il ne quitte pas des yeux les équipes du malletier Louis Vuitton, qui lui rapportent presque la moitié des bénéfices de LVMH. Ni celles de Dior, sa marque préférée. "Il leur met une pression d'enfer, à donner son avis sur tout, à traquer tous les détails : la couleur d'un rouge à lèvres, la forme d'un sac, rapporte un collaborateur de chez Dior. Il assiste à au moins une réunion par semaine avec les responsables de chacune des deux marques. Tous les samedis, il visite une de leurs boutiques. Il est omniprésent et craint."

Avec les analystes financiers, dont les études sont lues par les plus grands investisseurs de la planète, le patron de LVMH s'est montré carrément interventionniste. A l'automne 1998, l'un d'eux - un professionnel de la société de Bourse parisienne Meeschaert Roussel - a été convoqué dans son bureau, alors qu'il s'apprêtait à diffuser une étude qui conseillait de vendre le titre LVMH. Six mois plus tard, le groupe interdisait à cet analyste l'accès à ses réunions d'information.

Les poursuites judiciaires de LVMH contre la banque Morgan Stanley, visant notamment les notes de son analyste Claire Kent, accusée d'avoir soutenu François Pinault dans la bataille homérique pour le contrôle de Gucci, ont également jeté un froid chez les analystes. "On est un peu plus sur le qui-vive quand on écrit des choses négatives sur LVMH que sur d'autres sociétés du CAC 40", résume l'un d'eux.

Il faut l'avouer, le milliardaire fait un peu peur. Il a bâti son empire à la hussarde : en ne conservant que la maison Christian Dior, après avoir repris les textiles Boussac en 1984 ; en mettant à profit le krach boursier de 1987 pour entrer à peu de frais au capital de LVMH ; en prenant la présidence du groupe après avoir éliminé ses rivaux au terme d'une bataille juridico-financière d'une rare férocité... "Il n'a pas à rougir de son parcours, souligne Pierre Godé, son conseiller depuis plus de vingt an. Il a transformé Boussac, qui était un empire en perdition, et il a multiplié par dix le résultat opérationnel de LVMH."
Cécile Ducourtieux
Article paru dans l'édition du 11.07.07.

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