Cristina, Edvige, que ce soit les ouragans ou les fichiers, décidément les catastrophes portent souvent des prénoms féminins !
Edvige est le nom du dernier né des fichiers policiers, et signifie "Exploitation documentaire et valorisation de l’information générale". Son acte de naissance, un décret du 27 juin 2008, est paru au journal officiel du premier juillet 2008, en même temps qu’un nouveau service policier, la DCRI (Direction Centrale du renseignement Intérieur), fusionnant les deux grandes oreilles de la République, les Renseignements Généraux et la DST (Direction de la Surveillance du Territoire).
Cristina, Edvige, que ce soit les ouragans ou les fichiers, décidément les catastrophes portent souvent des prénoms féminins !
Edvige est le nom du dernier né des fichiers policiers, et signifie "Exploitation documentaire et valorisation de l’information générale". Son acte de naissance, un décret du 27 juin 2008, est paru au journal officiel du premier juillet 2008, en même temps qu’un nouveau service policier, la DCRI (Direction Centrale du renseignement Intérieur), fusionnant les deux grandes oreilles de la République, les Renseignements Généraux et la DST (Direction de la Surveillance du Territoire).
Une analyse par Evelyne Sire-Marin, magistrat [*].
Un FBI à la Française
Bien que la création de ce FBI à la française soit passée totalement inaperçue, il faut se demander si le fichier Edvige n’est pas instauré afin de donner un puissant outil de surveillance à la DCRI, concentrant deux polices politiques jusqu’ici concurrentes. La fonction de la DCRI est en effet le “décèlement précoce” des dangers menaçant l’ordre intérieur par une activité de renseignement , visant à identifier les “terroristes” qui mettent en danger la sécurité de l’état (ancienne mission de la DST), mais aussi à tout savoir sur le fonctionnement des partis politiques, des associations et des syndicats (ancienne mission des RG), et sur la vie privée de certaines personnalités (avec des critères tels que l’homosexualité, les relations adultères, la situation fiscale et patrimoniale). 4000 policiers répartis sur tout le territoire s’y emploieront.
Il n’est évidemment pas neutre de rassembler dans un même service de police les informations concernant le terrorisme et celles qui intéressent la vie politique et démocratique de la nation.
Justement, le fichier Edvige, opère le même glissement en mélangeant les dangers graves menaçant la paix publique et l’activité politique et démocratique ordinaire.
Ainsi, Edvige recensera ceux qui, dès 13 ans, sont “susceptibles porter atteinte à l’ordre public”, mais aussi toute personne “ayant sollicité, ou exercé un mandat politique, syndical ou économique ou qui joue un rôle institutionnel, économique, social ou religieux significatif ». En clair, tous les citoyens s’étant un jour investis dans la vie publique, ce qui représente environ 1 million de personnes.
On est vraiment dans le film "la vie des autres" puisqu’il s’agit bien de centraliser dans un fichier policier les opinions politiques ou syndicales de tout un chacun, pour peu qu’il soit secrétaire de section syndicale, conseiller municipal, ou membre d’un comité d’entreprise. Le décret sur le fichier Edvige permet de ficher, pour ces personnes (art 2 du décret du 27 juin 1978) "des signes physiques particuliers, photographies et comportement", et des "données relatives à l’environnement de la personne, notamment à celles entretenant ou ayant entretenu des relations directes et non fortuites avec elle".
Ainsi, le "comportement sexuel" au sens large, peut être compris dans la catégorie du comportement personnel, qu’il s’agisse d’homosexualité ou d’autres comportements, dans la stricte mesure où ces informations sont nécessaires à l’information du gouvernement et de ses représentants. Ainsi les pratiques religieuses, et sans doute plutôt celle des musulmans, peuvent être aussi intégrées dans le fichier Edvige.
Pour résumer, il ne s’agit pas de ficher tous les musulmans ou tous les homosexuels, mais de ficher les comportements sexuels ou les pratiques religieuses dans la stricte mesure où ces informations sont nécessaires à l’information du gouvernement et de ses représentants, pour les deux catégories de personnes concernées (à savoir celles qui ont un mandat syndical, politique ou qui sont mineurs pouvant porter atteinte à l’ordre public), et toute personne “entretenant des relations directes avec elles”. Si ce n’est toi qui est fiché, c’est donc ton frère.
Les données recueillies pour une enquête administrative ( l’inscription à un concours de la fonction publique, un agrément d’agent de sécurité....)seront gardées 5 ans, mais la grande majorité des informations seront conservées sans aucune limitation de durée dans le fichier Edvige.
Tous les policiers et gendarmes auront accès à ce fichier “dans la limite du besoin d’en connaître”, ce qui est très vaste, puisqu’on ne voit pas pourquoi un policier consulterait un fichier sans avoir besoin de le faire ! Rappelons que le STIC (système de traitement des infractions constatées), autre fichier policier, est consulté 30 000 fois par jour, c’est la raison pour laquelle la CNIL (Commission nationale de l’informatique et des libertés ) a elle-même émis des réserves sur le très large accès de la police à ce fichier.
Edvige est une sorte de cauchemar d’été des défenseurs des libertés, ressuscitant Océania, la puissance totalitaire de 1984 de Georges Orwell,et sa police de la pensée : il contiendra des photographies et des données sur les “signes particuliers, le comportement, les fréquentations, les déplacements, les impôts , les véhicules” de toute personne dont les policiers estiment qu’elle joue un rôle institutionnel, ou qu’elle menace l’ordre public.
Le prétexte de ce fichage massif est l’affrontement de deux bandes rivales dans le 19ème arrondissement de Paris, le 21 juin, laissant un blessé grave sur le trottoir, victime en outre d’insultes antisémites. Rachida Dati avait immédiatement annoncé qu’elle allait créer un fichier des “bandes”. Et elle en profite pour l’étendre aux bandes ...de militants politiques ou syndicaux et à certains mineurs.
Petit dernier des 36 fichiers policiers existant à ce jour dans notre pays, en quoi Edvige est-il différent des autres ?
Edvige, le 36ème fichier de police ?
Trois nouveaux fichiers se sont ajoutés aux 33 recensés par Alain BAUER, Président de l’Observatoire National de la Délinquance dans un rapport parlementaire de 2006 [1], qui cite le fichier de la batellerie, celui des gens du voyage, le fichier des personnes recherchées, des véhicules volés, le STIC , qui contient 7,5 millions de fiches de “mis en cause”conservées pendant 20 ans, et le FNAEG (Fichier National Automatisé des Empreintes Génétiques), qui recèle pendant 25 ans l’ADN des personnes soupçonnées de petits délits (vols, recels, dégradations et violences volontaires, outrages et rébellion)...
La différence entre Edvige et ces fichiers est que ces derniers sont alimentés à l’occasion d’une garde à vue dans un commissariat, c’est à dire lorsqu’il “existe des raisons plausibles de soupçonner” qu’une personne a commis ou va commettre une infraction”, selon l’article 77 du code de procédure pénale. Le fichage s’opère alors dans les locaux de garde à vue, en recueillant les empreintes digitales (fichier dactyloscopique) ou l’ADN de l’intéressé, qui dispose d’un recours, certes très théorique, pour être effacé du fichier.
Mais il n’est nul besoin d’infraction ou de garde à vue pour être fiché dans Edvige.
Il suffit que la police pense, sente, hume, soupçonne, que vous êtes “susceptible porter atteinte à l’ordre public” . On appréciera la conjonction de la notion vague de “susceptible” et du concept flou “d’ordre public”.
Le fichage s’opérera donc à l’insu de la personne, qui devra consulter régulièrement la CNIL pour savoir si elle figure dans EDVIGE, mais qui n’aura pas, de toute façon, le droit de s’y opposer !
En revanche, le point commun de tous ces fichiers de police est de contenir des fiches de mineurs et de personnes simplement soupçonnées par la police, dont beaucoup n’ont jamais été condamnées.
En témoignent les 3 derniers fichiers créés : le fichier ELOI [2], dont la finalité est de faciliter l’éloignement des étrangers , et le logiciel ARDOISE visant à cerner la victime ou l’auteur présumé d’infractions, le policier étant invité à cliquer sur des qualificatifs tels que “mineur en fugue”, “sans domicile fixe”, “personne âgée”, “permanent syndical”, “membre d’une secte”, “transsexuel” ou “homosexuel”. ARDOISE a été suspendu en avril 2008, en raison des vives polémiques qu’il suscitait. Enfin le fichier CRISTINA [3], fichier de la DST a été créé le 27 juin 2008, comme EDVIGE, mais il n’est même pas publié au journal officiel, car il est classé secret-défense. Il contient des informations personnelles sur les personnes fichées et leur entourage et échappe au contrôle de la CNIL.
Cette taxinomie frénétique atteste qu’une sorte de logique prédictive est à l’oeuvre depuis quelques années, visant non plus à réprimer les actes réels de délinquance, mais à identifier les futurs auteurs d’infractions.
Une logique prédictive et ségrégative
La loi “Prévention de la Délinquance” de mars 2007 avait été critiquée pour cette raison, la crainte étant que le croisement des fichiers de l’éducation nationale ,“base-élèves” notamment [4], avec celui des prestations familiales, et avec celui des conseils pour les droits et devoirs des familles, n’entraîne, sous la houlette des maires, une ségrégation sociale des familles les plus défavorisées.
On assiste ainsi à une extension à toute la vie sociale de mesures de surveillance policière et pénale, qui s’étirent dans le temps et dans l’espace :
Dans l’espace, la vidéo-surveillance se développe dans les communes, la cyber surveillance veille sur les ordinateurs et les téléphones portables, et la biométrie s’affiche sur les passeports, les cartes d’identité, les cartes de cantine des enfants, transformant chacun d’entre nous en une personne recherchée...
Dans le temps, la rétention de sûreté (c’est à dire la prison après la fin de la peine), le bracelet électronique, le fichage pénal s’ajoutant au casier judiciaire (20 ans pour le fichier des délinquants sexuels) abolissent les différences entre les détenus et ceux qui, bien qu’ayant effectué leur peine, sont “sous main de justice” pendant un temps infini ...
Ce qu’on appelait le contrôle social, c’est dire la nécessité de surveiller les “populations dangereuses” est véritablement en passe de devenir un contrôle pénal massif, sans contre-pouvoirs, puisque ni l’institution judiciaire, ni la CNIL, ni le citoyen, ne connaissent, ab initio, les données entrées dans les fichiers par la police, ou celles conservées par les opérateurs de télécommunications ou les caméras de surveillance.
Démarche inquiétante et chimère policière, cette logique du soupçon touche des populations cibles, les étrangers, les mineurs des quartiers, les gens du voyage, et vise à cerner, non seulement la personne “susceptible de menacer l’ordre public”, mais aussi ses proches, à l’instar du fichier ELOI qui contient les sans-papiers sous le coup d’un arrêté de reconduite à la frontière, mais aussi ceux qui les hébergent et ceux qui leur rendent visite en centre de rétention.
Il s’agit en l’espèce de décourager les manifestations de solidarité à l’égard des sans-papiers comme celles du Réseau Education sans Frontière, ou à l’égard des militants anti-OGM , pour les faucheurs volontaires dont on prélève l’ADN pour FNAEG.
Michel Foucault disait que le fichage, c’est l’arrêt de la pensée, ce qui est confirmé par quelques techniques contemporaines qui, sous couvert de l’efficacité policière et du scientisme sans conscience, inquiètent au moins autant que le fichier Edvige.
Ficher, c’est arrêter de penser
Le succès de nombreuses séries télévisées atteste d’une fascination des média et de l’opinion publique pour les techniques de police scientifique, quels qu’en soient les présupposés moraux. Les experts, RIS police scientifique, New-York Police Judiciaire, la Crim’, sont entièrement consacrées à la recherche d’un violeur, d’un assassin, d’un terroriste, souvent à peau foncée, par l’ADN, par l’analyse de traces biologiques, ou par les écoutes téléphoniques. Dans ces séries, la présomption d’innocence, les droits de la défense, le nécessaire contrôle de la police par la justice, et quelques autres principes fondamentaux, ne sont que des obstacles au service du mal et de la délinquance, l’alliance de la science et de la police ne pouvant être qu’au service du bien et de la vérité.
Peu importe les moyens utilisés, la fin les justifie.
Il en est parfois de même dans la réalité : cette année en France, des juges d’instruction ont ordonné des expertises ethniques, afin de savoir si tel ADN retrouvé sur le lieu d’une infraction appartenait à un africain, un européen ou un caucasien. La justice, au nom de la recherche de la vérité, pratique alors un classement racial [5].
En 2006, les Renseignements Généraux avaient également été accusés par SOS racisme, à la suite des émeutes de fin 2005 dans les banlieues, de pratiquer un fichage ethnique des “meneurs” (maghrébins, africains, français non immigrés), et la commission Mazeaud sur la modification du droit des étrangers vient de condamner les quotas ethniques en matière d’immigration proposés par le gouvernement.
On voit bien que la fascination de la technique entraîne facilement les activités policières sur des pentes dangereuses, celle du classement ethnique ou racial, s’ils ne sont pas arrêtés par des considérations éthiques que doit imposer le législateur.
Ainsi la France créa la Carte Nationale d’Identité au 19ème siècle, mais elle fut rendue obligatoire par un décret pétainiste du 27 octobre 1940, afin d’y apposer la mention “juif”, dès 1942. On voit que les techniques de fichage policier, en l’espèce le fichier d’anthropométrie judiciaire de Bertillon, développé dans les années 1880, ne peuvent pas être dissociées de l’usage politique qu’on en fait.
Au 21ème siècle, la France n’est pas la seule à vouloir combiner le fichage et le contrôle des populations circulant sur son territoire. Des pays réputés pour leur libéralisme politique, comme la Hollande ou la Suède font de même, comme si l’ensemble des sociétés occidentales devenaient des sociétés de surveillance et de contrôle selon l’expression de Gilles Deleuze.
La Hollande, toujours champion des innovations techniques et adepte de la fuite en avant technologique, a la première eu recours aux ondes “mosquito” destinées à chasser les moins de dix-sept ans des zones où ils sont indésirables.
La Suède, a adopté le 19 juin 2008 un vaste programme de surveillance électronique qui permet aux services de sécurité de surveiller le trafic internet ainsi que tous les mails, appels téléphoniques et SMS. Ce pays si policé était déjà à l’origine de la création d’un vaste fichier de police contenant par exemple des informations très personnelles sur les personnes participant à une manifestation. La Cour Européenne des Droits de l’Homme a jugé , dans un arrêt du 6 juin 2006, que ces informations n’étaient pas utiles à la sûreté publique et que ce fichier était contraire à l’article 8 de la Déclaration Européenne Des Droits de l’Homme, protégeant la vie privée. [6]
C’est sur cet article que se fondent les recours déposés devant le Conseil d’Etat par La Ligue des Droits de l’Homme et d’autres organisations, par Corinne Lepage, Vice-Présidente du MoDem, et Etienne Tête, Conseiller Régional Vert, aux fins d’annulation du décret de création du fichier Edvige. En cas d’échec de ce recours, un autre recours sera possible devant la Cour Européenne des Droits de l’Homme qui risque bien de condamner la France,comme elle a condamné la Suède.
Mais surtout, prenant conscience de la menace que constituerait un tel fichier, près de 700 organisations et plus de 90 000 personnes ont signé l’appel en ligne pour dire « non » au fichier EDVIGE [7].
Cette mobilisation n’est pas vaine puisque d’autres fichiers,comme Ardoise, base élèves et Eloi ont été retirés ou considérablement amodiés, sous la pression de l’opinion citoyenne.
Evelyne Sire-Marin
vu sur:http://www.ldh-toulon.net/
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