LE MONDE | 30.06.07 | 13h30 • Mis à jour le 30.06.07 | 13h30
Le récent drame de Toulon, où ont été rapatriées les dépouilles mortelles de dix-huit immigrants clandestins, morts en Méditerranée, a relancé les interrogations sur la politique de l'Union européenne vis-à-vis des migrants illégaux. Pour la première fois, la France a accueilli chez elle, le 7 juin, dans le cimetière ouest de Toulon (Var), ces dix-huit morts. Et Brice Hortefeux, ministre de l'immigration, de l'intégration, de l'identité nationale et du codéveloppement, est même venu, en personne, saluer la mémoire de ces hommes et de ces femmes, dont quatre adolescents, qui ont payé de leur vie le fol espoir d'une existence meilleure, loin de la misère ou des violences de leur Afrique natale. C'est dans le carré des morts sans nom - et des indigents - que chaque cercueil a été installé, orné d'une simple plaque : "Mort (e) en mer, inconnu (e), mai 2007". Ils devraient y rester cinq ans, le temps pour les familles de réclamer les corps. Théoriquement, bien sûr.
Ailleurs, sur les îles espagnoles des Canaries ou sur celle italienne de Lampedusa, dorment déjà plusieurs centaines de cadavres de migrants anonymes. Ceux-là, au moins, ont eu droit à une sépulture. Ce n'est pas le cas des milliers d'autres, disparus au fond de la Méditerranée ou dans les sables du Sahara. Depuis 1998, soit en moins de dix ans, plus de cinq mille candidats à l'exil sont morts aux portes de l'Union européenne, dont plus de mille cinq cents en mer. Ces estimations, rendues publiques en septembre par Amnesty International, doivent être revues à la hausse. Elles restent, de toute manière, très approximatives.
Même dans des drames aussi médiatisés que celui de Ceuta et Melilla - où l'on n'avait pourtant ni l'excuse de la mer ni celle du désert -, le nombre des tués demeure imprécis. Ont-ils été douze, quinze, ou plus, à mourir sous les balles ou les coups de matraques lors de la répression exercée, à l'automne 2005, par les forces de sécurité marocaines et espagnoles à l'encontre des migrants qui s'étaient lancés à l'assaut des grillages entourant ces enclaves espagnoles situées au nord du royaume chérifien ? Les militants associatifs parlent d'une "quinzaine" de tués. A Rabat, dans le rapport qu'il a consacré à cette affaire, le très officiel Conseil consultatif des droits de l'homme signale "la mort de quatorze Subsahariens en octobre", sans que l'on comprenne si ce bilan inclut les morts de septembre (quatre ou cinq, selon le rapport) et ceux d'août (au moins quatre, indique-t-il). Même flou côté espagnol. Quant aux noms des victimes, on n'en connaît que trois - ceux de deux Maliens et d'un Camerounais. On ne sait pas non plus où et comment ces morts ont été inhumés. Devant la mort aussi, certains sont moins égaux que d'autres...
Formellement soucieux, comme l'a réaffirmé, à Toulon, le ministre français de l'immigration, de "poursuivre la lutte implacable contre les passeurs et les trafiquants qui exploitent la misère de ces migrants", les dirigeants de l'UE n'ont évidemment pas l'intention d'offrir aux candidats à l'immigration de confortables ferries à prix réduit pour traverser la Méditerranée. Les passeurs et les trafiquants, en revanche, peuvent se frotter les mains. Car ce n'est pas contre eux, quoiqu'on dise à Paris ou à Bruxelles, que la lutte s'annonce "implacable". Mais bel et bien contre les immigrés illégaux eux-mêmes, qui, selon les estimations de l'UE, seraient environ cinq cent mille à franchir chaque année les frontières européennes, dont 14 % par la voie maritime.
Après la mise en place, en 2004, d'une agence de surveillance des frontières de l'UE, baptisée Frontex, la prochaine création d'"équipes d'intervention rapide aux frontières", joliment appelées "Rabit" (de l'anglais "rapid border intervention teams") par les experts de Bruxelles, est une étape de plus dans la voie du tout-sécuritaire prônée par les pays de l'UE. Ces équipes, composées d'agents des corps nationaux de gardes-frontières des Etats de l'UE, pourront être "dépêchées provisoirement" dans un Etat membre demandeur confronté à des "pressions particulières", notamment en cas d'arrivée d'un "grand nombre de ressortissants de pays tiers tentant d'entrer clandestinement dans l'Union européenne".
Autrement dit, en cas d'"afflux massif" de migrants, selon l'expression du rapporteur belge Gérard Deprez, ces "super-Dupont" transeuropéens viendront immédiatement à la rescousse de leurs collègues nationaux. Pour quoi faire ? La police. C'est ce que dit clairement le texte approuvé en avril, à une écrasante majorité, par le Parlement européen : habilités à "vérifier les documents de voyage" et à mener l'"interrogatoire" des interpellés, les Rabit s'assureront que ces derniers ne font pas l'objet d'un signalement leur interdisant l'entrée dans l'UE, mais surtout, précise la proposition de M. Deprez, ils veilleront à la "prévention du franchissement non autorisé de la frontière extérieure de l'Etat membre, conformément à la législation nationale dudit Etat". Certes. Mais c'est bien court !
Mille questions surgissent, dont aucune ne trouve de réponse dans cette prose policière. Y aura-t-il, par exemple, dans ces équipes, des représentants du Haut-Commissariat des Nations unies aux réfugiés (HCR) pour enregistrer les probables demandes d'asile ? Quels seront les recours des migrants, en cas de violation des "normes de protection internationale" ? Que fera-t-on des "migrants économiques" ? Où va-t-on refouler ces indésirables - vers quelles pauvres contrées, où la notion d'Etat de droit est un mirage et le respect de l'étranger une gageure ? De cela, la proposition adoptée à Bruxelles ne dit mot. Entre les morts de Ceuta-Melilla, il y a deux ans, et ceux de Toulon aujourd'hui, il n'y a guère de différence. Quelques larmes et des coups de bâton : les riches pays d'Europe n'auraient donc plus rien d'autre à offrir à ceux et celles qui frappent à leurs portes ?
Les migrations humaines, ce "chaînon manquant de la mondialisation", selon l'expression utilisée par deux chercheurs de l'Unesco, Antoine Pécoud et Paul de Guchteneire, ne sont pas choses simples. Partisans pragmatiques d'un "droit à la mobilité", les deux experts prônent, sinon l'ouverture des frontières, du moins celle des esprits. Car, expliquent-ils, dans le dernier numéro de la revue Courrier de la planète, s'il est vrai que "les défis extrêmement complexes posés par les flux migratoires ne sauraient être résolus par une mesure aussi simple et naïve" que l'abolition des frontières, de même, il serait "tout aussi naïf de penser que de petites modifications au système actuel permettront de trouver des solutions justes et durables aux dilemmes soulevés par la mobilité humaine".
Catherine Simon
Article paru dans l'édition du 01.07.07.
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