par Stéphanie Marteau et Pascale Tournier.
Coupée du terrain, sans base sociale réelle, politiquement opportuniste mais "bon client" médiatique, l’association présidée par Fadela Amara a gagné sa reconnaissance institutionnelle en produisant un discours stigmatisant des banlieues et de leurs habitants.
Non aux tournantes, non aux mariages forcés, non à la polygamie… Inlassable dénonciatrice du « sexisme de banlieue », la présidente de Ni putes ni soumises, l’association des filles des quartiers, est débordée. En photo dans les magazines avec Kate Barry, la fille de Jane Birkin, ou Arlette Laguiller…, Fadela Amara est partout. À Matignon, pour un petit déjeuner avec le Premier ministre, sur le plateau de TF1 pour une interview, place Beauvau où on la réclame. Son attaché de presse annonce qu’elle quitte la répétition d’un concert pour la mixité à l’Olympia pour s’envoler vers Genève. Car on la consulte aussi sur le règlement de la paix au Proche-Orient ! Le journaliste de l’agence Capa, qui brosse son portrait pour Arte, a du mal à la suivre. Mais aucune cause ne la mobilise plus de deux heures d’affilée. Avec son agenda surchargé, impossible d’assumer les missions confiées par tous les ministres ! Au comité d’évaluation de l’Agence nationale de rénovation urbaine (ANRU), dispositif clé de la politique de la ville de Jean-Louis Borloo où elle est censée siéger, personne ne la connaît. Excédé par ses absences, le président du comité, Yazid Sabeg, a décidé de sévir. La lettre qu’il lui adresse le 20 avril 2005 est sans ambiguïté : il la considérera comme démissionnaire si elle ne se manifeste pas dans les quinze jours. Sabeg avait senti l’erreur de casting avant même le premier conseil d’administration. Mais son ami Borloo tenait à la candidature de Fadela Amara, au motif qu’elle « connaissait le terrain »… « Pour lui, c’est elle qui a inventé l’expression “casser les ghettos” ! » soupire Sabeg. Dans le milieu feutré des institutions, l’agitation perpétuelle de Fadela Amara lui tient lieu de carte de visite. Tout le monde s’arrache « madame banlieue ». L’Observatoire de la parité ne peut se passer d’elle. La Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) l’auditionne à tout propos. En mars 2005, elle est nommée à la Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (Halde). Porte-voix du mouvement anti-voile, elle devient incontournable pour la commission Stasi sur les signes religieux à l’école, qui la reçoit en décembre 2003. Devant les sages, Fadela Amara use de tout son pouvoir de conviction pour contrecarrer le « retour de l’obscurantisme ». Dans sa bouche, les musulmanes voilées deviennent des « soldates du fascisme vert » et les bannir de l’école est encore une punition trop douce : « Il est urgent de réaffirmer la laïcité comme valeur centrale et de mettre fin à des pratiques archaïques qui oppriment les femmes. Dans les quartiers, les groupuscules islamistes sont de plus en plus puissants », assène-t-elle. Fadela Amara n’en est pas à une contradiction près. Deux mois plus tôt, dans sa biographie, elle se disait en effet opposée à ce qu’on « légifère à nouveau sur un thème si sensible » : « Le port du voile est devenu pour certains un nouvel argument politique permettant de stigmatiser les musulmans et les banlieues [1] . » Que s’est-il passé entre-temps ? Le 12 novembre 2003, la direction du bureau politique du PS, dont elle est membre, a décidé de soutenir la loi interdisant le foulard et de la voter à l’Assemblée. Fadela Amara est une quadra dynamique, une entrepreneuse qui a tout compris. Elle adapte l’offre à la demande, se positionne sur le segment idéologique le plus porteur et rafle les parts de marché du nouveau féminisme. Elle est devenue la grande prêtresse des politiques et des médias.
Croisade médiatique
Car son ascension sera fulgurante. Tout démarre dans l’indifférence générale, en janvier 2002. Elle est encore une illustre inconnue, présidente de la Fédération nationale de la maison des potes [2] . Elle organise les états généraux des femmes des quartiers à la Sorbonne. Dix mois plus tard, à Vitry-sur-Seine, une jeune fille, Sohane Benziane, meurt dans un local à poubelles brûlée vive par un jeune beur de sa cité. Au même moment, Samira Bellil publie Dans l’enfer des tournantes [3] un témoignage bouleversant sur les viols qu’elle a subis. Deux faits divers sordides qui rebondissent sur le terrain médiatique. Car l’opinion publique est émue. C’est le moment, pour Fadela et son équipe, de partir en croisade contre les « machos de banlieue ». Entre février et mars 2003, la marche des femmes des quartiers passe par vingt-trois villes de France. Amara sait que pour exister il faut capter l’attention des journalistes. La communication est confiée à un pro, Franck Chaumont, recruté par la présidente en personne à la veille de la marche, en février 2003. C’est un membre de la « famille » : ancien de SOS Racisme Toulouse, il a été rédacteur en chef à Beur FM, employé au service de presse de la fondation Danielle Mitterrand, à la communication interne de la SNCF…. Bref, il a de la bouteille. Une ancienne porte-parole du mouvement, Ingrid Renaudin, a immédiatement mesuré le savoir-faire du communicant : « Après la marche, le discours s’est structuré. Chaumont, son boulot, c’était de nous recadrer : il faisait passer un message court, simple : “C’est la mort de Sohane qui a déclenché notre action.” [4] » Le slogan fait mouche. Elle, Le Monde, Le Figaro, Le Nouvel Obs…, tous les organes de presse et de télévision ouvrent leurs pages et leurs micros à la nouvelle association. « Le discours a été simplifié, poursuit Ingrid Renaudin. Le terrain, ça n’intéressait pas les médias, alors le message a perdu en nuance, explique la jeune femme, qui a quitté le mouvement. Très vite, le seul sujet, c’était le voile. Les médias et Fadela se sont cristallisés sur la dénonciation de l’islam radical, comme tout le monde après le 11 septembre [5] . » Premiers visés, les garçons des cités, machos et parfois même intégristes, qui voilent et violent les filles. Comme l’explique la sociologue Nacira Guénif [6] , NPNS (Ni putes ni soumises) désigne la figure détestable du « garçon arabe » à la vindicte médiatique. « Peu à peu une équation au simplisme effrayant s’est imposée : islam des Maghrébins = non-intégration + violence + antisémitisme + oppression de la femme, constate le sociologue Laurent Mucchielli. De sorte que ce sont progressivement toutes les valeurs que nous concevons comme le fondement de la civilisation occidentale qui seraient niées par ces populations perçues comme un autre bloc civilisationnel : l’Orient musulman [7] . » Baromètre de la psychose ambiante, NPNS reprend à son compte les reproches, vrais ou exagérés, faits aux jeunes Maghrébins. À entendre les leaders du mouvement, pourtant issus eux-mêmes de l’immigration, ce qui devrait les inciter à la nuance, les banlieues ont le monopole du sexisme et l’islam celui de l’oppression des filles. À preuve, la conférence de presse du 2 mars 2005. Fadela Amara y annonce que NPNS ne manifestera pas avec le reste du mouvement féministe le 8 mars, car il accepte dans ses rangs des femmes voilées. En renfort, des VIP tout à fait insolites. Arlette Laguiller, d’abord, venue témoigner de sa « solidarité avec nos sœurs d’Algérie, d’Iran et d’Arabie Saoudite ». De quoi donner au débat une tournure dramatique… Elle défilera le 6 mars avec NPNS, ses nouvelles « alliées ». Dans la salle, personne ne tique sur le fait que Laguiller dirige un mouvement connu pour décourager toute mixité, au point de faire asseoir les hommes et les femmes séparément lors des réunions politiques, comme aux meetings de la très conservatrice Union des organisations islamiques de France ! Le micro tombe ensuite entre les mains de Hamida Labidi, avocate tunisienne responsable de l’association Aime, proche du régime de Ben Ali au point qu’elle n’hésite pas à prôner le « modèle tunisien » (dont les manquements aux droits de l’homme sont pourtant aujourd’hui établis) pour lutter contre l’intégrisme : « Nous avons un magazine électronique qui a pour but de critiquer l’islam et la communauté arabo-musulmane. Nous participons à la création d’une coalition internationale contre l’islam politique. En France, on assiste à un retour sans précédent de l’islam. Il y a des prédicateurs partout ! Le nouveau combat féministe consiste à dire non à l’islam ! » Quant aux banlieues françaises, Fatima Lalem, du Planning familial, les décrit comme « des quartiers où des petites filles sont violées tous les soirs par des messieurs choisis pour elles comme “maris” par leurs parents. Aujourd’hui, on profite de la République qui laisse les femmes voilées travailler… Mais ce sont des femmes qui portent des revendications politiques, qui se battent contre la démocratie ! » Dans un brouhaha de congratulations, Fadela Amara donne rendez-vous à l’assemblée le 6 mars, pour une manifestation interdite aux « voilées ». Ce dimanche-là, sous les banderoles, on entendait : « Ni burqha, ni charia, l’islam [sic] ne passera pas ! » « Les médias l’ont poussé à radicaliser son discours sur l’islam, admet Samuel Thomas, vice-président de SOS Racisme, maison mère, en quelque sorte, de NPNS. Mais elle a été formée à SOS, elle aurait dû savoir comment s’y prendre ! Il faut qu’elle se recentre sur le féminisme, les questions sociales [8] … » Pour justifier des propos aussi violents à l’égard de l’islam devant les journalistes, les responsables de NPNS ont recours aux témoignages de jeunes femmes des quartiers, dont les parcours sont aussi violents que sordides. Il est vrai que les aggressions ne manquent pas dans les cités. Mais là, l’égérie en fait un système. Elle va à la pêche aux ralliements. Ainsi, Samira Bellil, auteure du récit poignant sur les viols dont elle a été victime adolescente, est happée par les filles et devient marraine de l’association. Loubna Méliane, une autre marcheuse, aujourd’hui vice-présidente de SOS Racisme, publie à son tour un livre racontant le mariage forcé qu’elle a subi à dix-neuf ans. Les journalistes sont comblés : grâce à l’association, qui se réclame à la fois du féminisme et des banlieues, ils ont accès à une source d’informations délicates à obtenir. Les filles de Ni putes ni soumises deviennent même des prestataires de service. Ainsi, lorsque le magazine Elle publie une enquête qui donne la parole à des jeunes femmes issues de l’immigration opposées au port du foulard à l’école [9] , la majorité des interviewées sont proches de NPNS. Quelques médias soutiennent activement le mouvement. L’Humanité offre une tribune à Loubna Méliane, une journaliste du Monde écrit le livre de Fadela Amara [10] . Le magazine Elle engage même un membre de l’association comme pigiste et l’une des reporters rédige une biographie de Safia Lebdi, la vice-présidente du mouvement, qui ne paraîtra jamais… D’autres, plus cyniques, en tirent profit en termes d’image, comme Canal+ qui offre pour la deuxième année consécutive [11] quelques heures d’antenne à l’association. Grâce à NPNS, la chaîne du foot et du porno s’achète une bonne conscience féministe à peu de frais. Manifestement, le consensus médiatique est total. « Chez les journalistes comme chez les politiques, l’indignation tend de plus en plus à remplacer l’analyse, l’émotion à prévaloir sur la réflexion. Dès lors, tous les sujets qui semblent mettre en cause le civisme et la morale font l’objet d’un consensus immédiat. La sécurité en est un, la défense des femmes un autre [12] », conclut Laurent Mucchielli.
Des amis de toutes les couleurs… politiques
Avril 2003. Les statuts de l’association sont à peine déposés que NPNS est déjà le label de référence en matière de lutte contre les violences faites aux femmes. Le succès médiatique de la marche des femmes des quartiers rend le mouvement incontournable. « Pourtant, se souvient un conseiller de Jean-Pierre Raffarin, les notes des Renseignements généraux que je recevais tous les matins ne témoignaient pas d’un réel engouement populaire… Il n’y avait pas grand monde à leurs manifs, alors que le battage médiatique laissait supposer l’inverse [13] . » À Matignon, les conseillers du Premier ministre comprennent vite que l’association n’a guère d’audience sur le terrain. Quand Fadela Amara vient voir les responsables des secteurs jeunesse, intégration et affaires sociales pour obtenir des subventions, les fonctionnaires lui proposent le tarif propre aux associations dites « citoyennes », soit 40 000 euros par an. « Quand je lui ai dit que je ne pouvais pas monter plus haut, Fadela Amara, qui a toujours l’air de pleurer et d’être touchée par la grâce divine, s’est durcie, raconte un conseiller technique. Elle m’a dit qu’elle voulait 500 000 euros et que, dorénavant, elle ne parlerait qu’au Premier ministre. » Eh bien, Jean-Pierre Raffarin va la recevoir trois fois ! Lui fait de la politique, il comprend vite que le gouvernement et ce petit groupe réuni autour de Fadela ont tout intérêt à s’entendre. Au lendemain de la marche, une conférence interministérielle dirigée par Nicole Ameline, réunissant Jean-Louis Borloo, François Fillon et les conseillers de Matignon, doit accéder aux cinq revendications de l’association : création d’un Guide du respect [14] , mise en place de points d’écoute, accueil spécifique dans les commissariats, formation du personnel encadrant, mise à disposition d’appartements d’urgence. Pour l’équipe Raffarin, le mouvement féministe prend les atours d’un allié aussi utile que totalement inattendu. Car jusqu’à la réunion de ce qui a été présenté comme les « états généraux des femmes des quartiers » en janvier 2002, NPNS interpellait plutôt les institutions en insistant sur la faillite des politiques d’intégration. Curieusement, un an plus tard, les membres de l’association soutiennent le discours sécuritaire et répressif du gouvernement. Pour NPNS, il faut désormais épauler celui-ci dans sa volonté de ramener l’ordre dans les territoires perdus de la République. Agnès Josselin, qui a côtoyé les militantes dans le cadre d’un mémoire de sociologie, note que lors de la marche, la question de la répression a été clairement tranchée par les marcheuses : « On n’est plus là pour comprendre, on est là pour sanctionner [15] . » Dès lors, les militantes semblent justifier les mesures les plus répressives. Elles répètent que les jeunes issus de l’immigration violentent les filles en les « soumettant à des règles archaïques » dans le « huis clos des ghettos », où « la loi du plus fort [aurait] remplacé celles de la République ». Ce n’est pas faux, même si, dans les cités, la brutalité n’épargne pas non plus les garçons. Mais tout devient caricatural avec l’association. Ce discours fait écho aux propos tenus par le ministre de l’Intérieur de l’époque, Nicolas Sarkozy, qui déjà prône la fermeté, notamment pour « protéger les gens qui n’ont pas la chance d’habiter Neuilly ». L’association est devenue un appareil idéologique d’État un peu particulier, puisque sa présidente fait de sa croisade un gage d’indépendance. Car en réalité, c’est bien à gauche que le mouvement est né. « Comme pour SOS Racisme, Ni putes ni soumises avait vocation à former des cadres pour le parti socialiste [16] », tonne Abdelkader Souifi, du comité Rhône de SOS Racisme indépendant. Le CV des fondateurs ne présente d’ailleurs aucune ambiguïté : conseillère municipale socialiste à Clermont-Ferrand, Fadela Amara a fait ses classes à l’antenne clermontoise de SOS Racisme. Elle préside aujourd’hui la Fédération nationale des maisons des potes. Le secrétaire général de NPNS, Mohamed Abdi, quarante-six ans, traîne rue de Solférino depuis plus d’une décennie. D’origine marocaine, élevé dans une famille éclatée [17] , il est arrivé en France dans les années quatre-vingt pour faire ses études. Loubna Méliane, l’une des porte-parole du mouvement, a fait ses premières armes à la FIDL [18] (association lycéenne proche de la Fédération nationale de la maison des potes) avant d’intégrer le bureau national du parti socialiste en juin 2003. Architecte du mouvement, Julien Dray a endossé l’habit de porte-parole du PS en 2002. Ancien trotskiste, le député de l’Essonne est l’un des fondateurs de SOS Racisme. Non seulement les deux structures sont liées, mais l’origine de la start-up féministe est même étroitement subordonnée au déclin de l’association à la main jaune. « À partir des années quatre-vingt-dix, l’antiracisme tel qu’il avait été défini, à savoir le droit à la différence, ne fait plus recette, analyse le député de Paris socialiste Jean-Christophe Cambadélis, frère ennemi du fondateur de SOS. Julien Dray pressent que la question des femmes va devenir explosive. Il s’engage sur ce créneau. » Or, les liens de sang entre NPNS et le PS sont cachés avec soin, comme en témoigne une ancienne militante : « La dissimulation la plus flagrante a eu lieu lors d’une rencontre avec les habitants de Grigny, dans un local associatif. J’apprends plus tard que c’est la permanence du député socialiste de l’Essonne, Julien Dray. Les affiches du parti qui tapissaient les murs avaient toutes été recouvertes par celles de NPNS. Toutes les marques du PS ont été enlevées “pour ne pas effrayer les gens. Ce n’est pas la peine qu’ils sachent”, me disaient les responsables. » Gare à celui qui ose lever le masque. Les journalistes de Technikart, par exemple, ont fait les frais de leur curiosité. Après la sortie de leur article décrivant l’enracinement de l’association féministe dans la galaxie PS, ils ont essuyé en direct les pires insultes de la part de Fadela Amara et de Mohamed Abdi [19] . Ce dernier aurait été jusqu’à arracher le micro du journaliste qui enregistrait le face-à-face houleux, ce qui a donné lieu à une main courante dans un commissariat. Pourquoi tant de précautions pour camoufler cette affiliation politique ? Les dirigeants de l’association savent tirer les leçons du passé. « Ils touchent un milieu particulièrement rétif à la manipulation, depuis la marche des beurs [20] », remarque, en bon stratège, Jean-Christophe Cambadélis. Cette discrétion obéit à une stratégie de reconquête de l’électorat populaire par le PS. En tout cas de celui qui a voté Le Pen le 21 avril 2002. « En soutenant une association de terrain au discours très ferme sur les questions d’insécurité et d’intégration, qui appellera à voter à gauche le moment venu, le PS prouve que le temps du “laxisme” est révolu », explique une habituée de la rue de Solferino. Mais en procédant de la sorte, selon le politologue Vincent Geisser, « la gauche démontre une fois encore qu’elle est déconnectée des réalités du terrain. Les leaders du PS créent des associations dites “représentatives des banlieues” qui, pour se faire entendre sur les plateaux de télévision, acceptent les termes du débat politico-médiatique des salons parisiens qui sont à mille lieues des réalités du terrain. Ainsi SOS Racisme ou Ni putes ni soumises, surfant sur les thèmes de la laïcité, de l’intégration et de l’islamisation, sont autant entendues par l’élite parisienne qu’elles sont marginales au sein des populations qu’elles sont censées représenter. Ces dernières se soucient davantage des discriminations à l’emploi, au logement et à l’éducation dont elles sont les premières victimes [21] ». Le silence remarqué de NPNS lors des violences urbaines de l’automne 2005 témoigne de ce fossé abyssal entre l’association et son public. En marge des émeutes, les jeunes des banlieues ont formulé des revendications politiques pour une société plus égalitaire. Sur ce terrain, NPNS, obsédée par la lutte contre l’islam, n’avait ni solution ni discours bien rodé.
Retour sur investissement
Et pourtant, en deux ans, quelle audience ! Les militantes anonymes sont devenues des interlocutrices privilégiées. Leur vie a basculé. Fadela Amara, Cendrillon de Clermont-Ferrand, a raccourci ses cheveux, remisé ses jeans made in Puy-de-Dôme troqués contre des tailleurs sombres. Elle ne se déplace qu’en taxi et ne répond jamais sur son portable : trop occupée ! Aujourd’hui, ses « amis » s’appellent Anne Sinclair, Christine Ockrent, Guy Bedos, Charlotte de Turckheim… Finalement, cette reconnaissance arrivée sur le tard a du bon : à plus de quarante ans, un CAP de bureautique en poche, l’égérie des cités pense même, le soir, en se couchant, à un portefeuille ministériel ! Sa jeune rivale, Loubna Méliane, qui fut l’une des porte-parole du mouvement avant d’être évincée taille aussi sa route. Elle a intégré le bureau national du parti socialiste en juin 2003 et anime chaque soir une émission sur Fun Radio. La réussite de cette petite bande est le fruit d’une stratégie politique qui consiste à afficher son attachement aux valeurs républicaines sans jamais sortir du rang. Quand Fadela se dit musulmane, elle précise qu’elle est laïque, lorsqu’elle se présente comme arabe, elle ajoute « citoyenne ». Une posture qui rassure la France d’en haut. Symboles d’une intégration réussie, elles ont été récompensées. Grâce à l’initiative de Jean-Louis Debré, président de l’Assemblée nationale, les filles de NPNS ont vu leurs visages placardés en 4 x 3 sur les murs du Palais-Bourbon en juin 2003 pour l’opération Les Mariannes d’aujourd’hui. Pour ces militantes issues des quartiers populaires, les galères ne sont plus que de mauvais souvenirs. Un problème de logement ? Désormais, on s’arrange entre « happy few ». Ainsi la marraine du mouvement, Samira Bellil, a-t-elle cru pouvoir compter sur une élue socialiste à la mairie de Paris pour obtenir un appartement et éviter ainsi de faire la queue avec les cent trois mille autres Parisiens qui attendent un logement social… « Un jour, Mireille Dumas m’a appelée pour que je trouve un appartement à Samira Bellil, raconte l’élue, à l’époque très proche de NPNS. Nous venions de reprendre la mairie, et nous voulions sortir du système Tiberi. J’ai donc lancé une procédure en urgence, certes, mais dans le respect de la loi, ce qui prend forcément un peu de temps [22] … » Trop, manifestement, pour la jeune femme qui préfère s’adresser directement au ministre de la Cohésion sociale. Celui-ci lui remet les clés d’un logement en un temps record. « J’ai appris que Samira disait que la gauche n’avait rien fait pour elle, alors que Borloo lui avait donné un logement, lui ! se souvient l’élue parisienne. J’étais très choquée. Qui sont ces gens qui n’ont que le mot République à la bouche, mais qui entendent jouir de passe-droits [23] ? ! » L’attaché de presse du mouvement, Franck Chaumont, semble avoir eu plus de chance avec la Ville de Paris. Déjà locataire d’un logement social, il a obtenu une nouvelle HLM « à la suite d’un échange favorisé par l’intervention d’un maire d’arrondissement », selon le chef de cabinet de l’adjoint PS aux logements. La mairie de Paris a les idées larges ! Le pouvoir n’offre pas que des privilèges : il permet aussi de se refaire une virginité. Mohamed Abdi, secrétaire général de l’association, en sait quelque chose. Il parade aux côtés de Fadela Amara dans les cocktails et anime des conférences alors qu’il est en procédure judiciaire. Mohamed Abdi s’est pourvu en cassation. L’arrêt de la cour d’appel a été cassé mais il reste toujours sous le coup de sa première peine, qui s’élève à huit mois de prison avec sursis. Il se défend d’avoir agi de mauvaise foi. De 1994 à 1997, Mohamed Abdi est pourtant accusé par la justice d’avoir détourné des fonds publics. Membre du bureau de la maison des potes comme Fadela Amara, ce proche de Michel Charasse avait monté une société censée assurer des formations aux employés d’une entreprise de gardiennage, dont il était aussi salarié. Mais Abdi empoche les crédits formation… sans donner de formation. C’est Alia Zioni, responsable syndicale CFDT qui, en 1997, signale les faits. Son zèle va lui coûter cher. « Cette affaire n’a rien à voir avec Ni putes ni soumises, soutient Fadela Amara. On l’a sortie de l’ombre pour casser notre mouvement. C’est la rançon du succès [24] . » Pour sauver le soldat Abdi, Julien Dray le fait venir dans la région parisienne, deux mois après sa garde à vue, en 2000.
Un « terrain » si lointain
Bien implantée dans les partis et sur les plateaux de télévision, il semble que l’association NPNS ait pourtant du mal à se faire entendre par ceux auxquels elle prétend s’adresser. La faute, d’abord, à leur nom : en banlieue, le slogan choc qui émoustille les dames patronnesses heurte les filles comme les garçons. La formulation est jugée caricaturale et provocante. Quand on sait que le mouvement a failli s’appeler « Ni voilées ni violées », on se dit que Fadela Amara a, malgré tout, choisi le moindre mal… Dans les meetings de NPNS, le public est très largement composé de profs d’une cinquantaine d’années, souvent françaises de souche et plutôt proches de la gauche. Les jeunes filles de banlieue, elles, ne se bousculent pas. Du coup, l’association peine à monter des événements. Lorsqu’elle a voulu organiser un grand concert au Zénith, le 6 juin 2003, il a fallu l’annuler, officiellement à cause d’une grève des transports… En réalité, « trois jours avant le concert, à peine cent cinquante billets avaient été vendus [25] », confie l’un des organisateurs. Conscientes du décalage entre les jeunes filles des quartiers et les postures de l’association qui prétend parler en leur nom, les icônes du mouvement se sont vite mises en retrait. Selon son éditeur et ami Olivier Rubinstein [26] , le patron de Denoël, Samira Bellil se sentait « récupérée » par Fadela Amara et refusait, dans les derniers mois de sa vie, d’être associée à NPNS. Quant à Kahina Benziane, la sœur de la jeune fille brûlée vive par un jeune d’origine maghrébine, elle est scandalisée par la récupération dont cette tragédie a fait l’objet et ne suit plus le mouvement depuis longtemps. Au moment du procès de l’assassin de sa sœur, elle a affirmé : « Le combat est noble. Mais l’association s’est servie de la mort de Sohane pour exister. […] Fadela Amara, la présidente de l’association, nous a donné rendez-vous. Mais les caméras étaient déjà là. Il n’y a eu aucun entretien en aparté. Fadela Amara n’a même pas présenté ses condoléances à mon père comme le veut la tradition. […] Je peux vous dire que ma sœur, si elle était vivante, ne serait pas une de leurs militantes [27] . » La rappeuse Diam’s – qui vend des centaines de milliers d’albums – s’est aussi très vite désolidarisée du mouvement : « Au début, elles m’ont plu. Et puis j’ai vu leur discours changer, et je me suis rendu compte qu’elles faisaient mal aux quartiers. Quand j’ai vu qu’elles posaient aux côtés de Raffarin et du PS, je me suis dit : “C’est foutu.” [28] » Malgré l’éloignement de ses figures de proue, NPNS revendique cinquante-deux comités locaux et deux mille huit cents adhérents (en réalité, moins du tiers seraient à jour de cotisation). Une poignée d’entre eux sont réellement actifs sur le terrain. Le réseau des comités locaux de NPNS est la plupart du temps superposé à celui de la Fédération nationale de la maison des potes, qui existait avant l’association. Mal implantée et peu populaire dans les quartiers, celle-ci communique néanmoins « en direction des jeunes filles en danger ». Mais le bilan reste maigre : le projet de montage d’une maison itinérante des femmes dans l’Essonne était inabouti en 2006, plus d’un an et demi après sa définition, selon la conseillère technique chargée de l’égalité homme-femme au conseil général du département. L’autre priorité de NPNS était d’obtenir des appartements pour les femmes victimes de violences dans les cités. Le gouvernement a recensé une cinquantaine d’hébergements en dehors des quatre-vingt-dix mille lits d’urgence dont disposent les services sociaux. « Quelques femmes ont déjà pu bénéficier de ces appartements », assure-t-on prudemment au gouvernement. Quant au Guide du respect, il est enfin en circulation. Il a d’ailleurs eu un succès d’estime même s’il n’est pas validé par l’Éducation nationale, et n’est donc pas distribué dans les écoles. Par manque de rigueur. NPNS a manifestement du mal à organiser ses actions, comme en témoigne Anne Hidalgo, première adjointe à la mairie de Paris : « Courant 2004, elles cherchaient un local pour accueillir des filles. Un conseiller de Paris leur a déniché un bureau de 60 m2. Je me suis engagée à le financer. Elles n’ont pas donné suite [29] … » Le mouvement a beau brasser de l’air, il draine de colossales subventions. Pour l’année 2004, selon les sources officielles, NPNS a empoché 80 000 euros du Fonds d’action sociale, 240 000 du conseil régional d’Île-de-France, 75 000 du Sénat, 30 000 de la mairie de Paris, 60 000 de Matignon. Auxquels il faut ajouter les 24 000 euros de dons privés et les 25 000 euros de cotisations d’adhérents qu’elles assurent toucher. Soit un total de 534 000 euros (provenant à 90 % des pouvoirs publics). Pour François Devoucoux du Buysson, auteur de Pariscide, une enquête sur la mairie de Paris, les pouvoirs publics ont attribué des subventions au mouvement sans vérifier où allait l’argent. En effet, l’étude des budgets prévisionnels de l’association pour 2003 et 2004 joints à la demande de subventions fait apparaître des anomalies flagrantes. Premier constat, l’association semble mener grand train : 15 000 euros pour le poste voyages, 53 000 euros pour l’hébergement, de lourdes factures de téléphone ainsi qu’une ligne énigmatique intitulée « Honoraires rémunération d’intermédiaires » de 35 000 euros… Qu’est-ce qui justifie un tel soutien de la part des pouvoirs publics ? Les 1 800 euros mensuels de téléphone ? La ligne était en réalité au nom de la Fédération nationale des maisons des potes, structure liée à SOS Racisme, elle aussi largement subventionnée. Les « dépenses d’hébergement et frais de déplacements » liés aux manifestations ? L’association avait obtenu le soutien de grandes entreprises qui avaient offert des nuits d’hôtel (Accor) et des billets de train (SNCF). La ligne « loyer » ? Ni putes ni soumises affirme payer 40 000 euros en 2003, puis 63 000 euros en 2004, alors que l’association n’a pas déménagé. Soit un montant équivalant au loyer annuel d’un appartement de plus de 200 m2 situé dans les quartiers chic… Pourtant, elle ne possédait que 80 m2 rue de Charonne, dans le 20e arrondissement, loués, là encore, au nom de la Fédération nationale des maisons des potes. La comptable de l’association [30] explique que ces 63 000 euros englobent non seulement les loyers, mais également le prix de location des salles destinées à accueillir les universités d’été du mouvement, ainsi que celui, à venir, de la maison itinérante de l’Essonne [31] . Encore plus accablant : NPNS n’a même pas payé son loyer entre 2002 et 2004. Le centre culturel Confluences, qui sous-louait un étage à l’association, a traîné les responsables du mouvement devant les tribunaux et a obtenu gain de cause. En octobre 2004, les Potes et NPNS ont été relogés dans un nouveau local situé rue de Charenton, dans un immeuble de l’Opac appartenant à la mairie de Paris. Et ce grâce à l’intervention de Michel Charzat, maire fabiusien du 20e arrondissement et « vieil ami » de la famille. Dans ce nouveau lieu, les filles affichent de nouvelles ambitions. À l’université d’automne de son mouvement, en octobre 2005, Fadela Amara a annoncé qu’elle comptait établir un « vrai rapport de force » pour peser dans le débat politique à l’approche de l’élection présidentielle de 2007. À la veille du congrès du Mans, elle a clairement affiché son ralliement – sévèrement jugé par ses anciens amis proches de François Hollande – à Laurent Fabius, militant acharné, comme elle, de la lutte anti-voile. Mais, hélas, voilà Fabius en chute libre ! Le sens politique ferait-il maintenant défaut à Fadela et aux siens ?
Cet article est extrait du livre "Black, Blanc, Beur…" publiée par Stéphanie Marteau et Pascale Tounier en 2006 (Albin Michel). Droits réservés.
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