Par David Servenay (Rue89) 00H43 23/08/2007
L'augmentation du nombre d'expulsions sur les vols d'Air France émeut les passagers et inquiète le personnel.
De l'effroi, de la colère ou une certaine gêne. Chacun d'entre nous a pu ressentir l'un de ces sentiments en lisant la réaction d'une passagère du vol Air France 848, Paris-Lomé. Et moi, qu'aurais-je fait à leur place? Question citoyenne, philosophique mais aussi juridique, car le simple fait de manifester son opposition à une expulsion peut désormais vous mener tout droit à la barre d'un tribunal correctionnel.
Les cas se multiplient de poursuites judiciaires pour "obstruction à une reconduite à la frontière" ou "entrave à la circulation d'un aéronef". Comme le racontait récemment Le Monde, le tribunal correctionnel de Bobigny rendra son jugement le 4 septembre dans l'affaire de ces deux passagers ayant protesté contre une expulsion sur un Paris-Bamako. Sur le Paris-Lomé du jeudi 16 août, quatre passagers ont été débarqués de l'appareil. Pour l'heure, le parquet de Bobigny n'a pas indiqué s'ils seraient poursuivis.
Les règles de droit pénal et administratif
Dans un avion, deux règles de droit s'appliquent. Le droit pénal, comme partout sur le territoire, qui donne aux officiers de police judiciaire (OPJ) un certain nombre de pouvoirs. Nous y reviendrons. Et le droit administratif (défini par le Code de l'aviation civile, articles L322-4, L422-2 et L422-3) qui fait du commandant de bord le seul à pouvoir débarquer "toute personne pouvant présenter un danger pour la sécurité ou le bon ordre de l'aéronef". C'est donc le pilote qui évalue la situation. Pour Félix de Belloy, avocat au barreau de Paris, ce pouvoir est très subjectif. (Ecoutez le son.)
L'escorte, elle, conserve ses prérogatives de police judiciaire. Autrement dit, tout OPJ, s'il constate la commission d'une infraction, peut décider d'en arrêter l'auteur et/ou le complice. Les policiers peuvent donc estimer qu'une simple protestation émise par un passager est une incitation à commettre ce délit et donc, une complicité. Pour Félix de Belloy, cela ne prive pas tout citoyen de sa liberté d'expression. (Ecoutez le son.)
Détail: tout passager a le droit de photographier la scène. D'après Flore Masure, avocate du cabinet Pierrat, la jurisprudence est nette et sans appel:
"Un arrêt de la cour d'appel de Versailles (4 février 2004) confirme la légalité de la publication d'images prises dans un avion lorsqu'elles se rattachent à un événement d'actualité.(...)Cependant, il convient que les images des personnes présentes ne soient ni dévalorisantes pour elles, ni attentatoires à la dignité humaine et que ces personnes participent directement à l'événement d'actualité en ce qu'elles y sont intimement impliquées (même de manière fortuite)."
Le malaise grandissant des hôtesses et stewards
Depuis 2003, le malaise grandit chez les navigants d'Air France, en raison des objectifs chaque année plus ambitieux affichés par le ministère de l'Intérieur. Lundi 20 août, Brice Hortefeux s'inquiétait de ne pas atteindre les 25000 reconduites prévues pour 2007. La direction d'Air France se refuse à révéler le nombre d'incidents, qu'elle comptabilise pourtant scrupuleusement. Pour Bruno Sinatti, vice-président du syndicat de pilotes Alter, ces heurts entre passagers et policiers augmentent. (Ecoutez le son.)
Pour éviter de telles scènes aux passagers, la direction d'Air France a édicté des règles, dans le cadre d'une convention signée le 15 septembre 1994 avec l'Etat. Jean-Cyril Spinetta s'en était longuement expliqué en 1998 devant une mission d'information du Sénat:
"La première règle que nous avons établie conjointement avec le ministère de l'Intérieur est que, sur un même vol, les reconduits avec escorte ne seront plus embarqués avec des reconduits sans escorte.
La deuxième règle est que nous limitons à deux personnes par vol les reconduits sans escorte, avec une exception sur la liaison Cayenne/Haïti où trois reconduits sans escorte sont admis.
La troisième règle est que nous limitons à trois par vol sur l'ensemble du réseau le nombre de reconduits avec escorte, sauf sur la destination de Bamako où un seul reconduit avec escorte sera admis. Sur Bamako, quatre agents composent l'escorte."
Mais la nouvelle politique Sarkozy, initiée place Beauvau à partir de 2003, a fait voler en éclats ces bonnes résolutions. Alors qu'en 1998 le PDG d'Air France estimait entre "10 et 15" le nombre de reconduites quotidiennes sur les vols de sa compagnie, elles seraient aujourd'hui deux à trois fois plus nombreuses. Obligeant Air France à accepter des reconduites collectives, toujours plus risquées. Là encore, motus sur les chiffres.
"Sur chaque vol des destinations sensibles, détaille Julie Corbeau, trois à quatre places sont automatiquement réservées pour les reconduits et leur escorte." Membre du bureau du syndicat Sud aérien, cette instructrice sécurité s'est un jour retrouvée confronter à une reconduite vers l'Afrique.(Ecoutez le son.)
Vers le retour des charters Pasqua?
Le mot fait peur. Et c'est le service de presse de la compagnie qui le lâche en premier: "Qu'est-ce qui vaut mieux: qu'ils voyagent sur Air France ou dans un charter à la Pasqua?" En réalité, la profession a gardé un très mauvais souvenir des charters d'expulsés. Surtout depuis le 27 février 1997, où un Airbus d'Air Charter (filiale d'Air France), ramenant un groupe de 77 Maliens, fut complètement dépouillé à son arrivée à Bamako par la mutinerie des passagers reconduits. Alors même que 42 fonctionnaires de police constituaient l'escorte du vol!
Pas un des interlocuteurs cités ici n'est favorable à un retour des charters. Pourtant, le syndicat des pilotes Alter propose de trier les reconduits entre volontaires et récalcitrants. Pour des motifs de sécurité, comme l'explique son vice-président Bruno Sinatti.(Ecoutez le son.)
Chez les navigants, on ne cache plus vraiment le ras-le-bol d'avoir à subir d'un côté la violence des expulsés, de l'autre les vexations, voire les insultes, des clients. Julie Corbeau parle même du rôle "d'auxiliaires de police" joué par les hôtesses et stewards.(Ecoutez le son.)
Sécurité pour les pilotes, confort pour les passagers et moindre stress pour les hôtesses et stewards. Les intérêts convergent pour faire changer les modalités des expulsions. Jusque dans les couloirs du siège d'Air France, sur l'aéroport de Roissy, où il se dit que tout cela commence à être "mauvais pour le business".
Lien pour écouter les interviews:
http://www.rue89.com/2007/08/23/expulsions-en-avion-faut-il-desobeir
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