26/01/2009

L'arbre de la liberté, Télérama a vu la Lumière

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Télérama s'y met aussi, effet élections européennes ou réveil tardif des satellites du PS ?




LE FIL IDéES - La frénésie répressive de Nicolas Sarkozy est-elle efficace ? Philosophes, juristes, psychiatres, ex-policier, simple citoyen... tous en doutent. Et sont persuadés qu'elle est dangereuse pour la liberté de chacun.


C'est un arbre vénérable, aux racines profondes mais au feuillage ­léger : l'Arbre de la liberté qu'on plantait jadis sur les grand-places et que les bourrasques de l'Histoire ont tour à tour ployé et redressé. Depuis que Nicolas le jardinier s'en est vu confier l'entretien, un méchant coup de froid s'est abattu sur lui : des branches cassent, les libertés publiques se ramassent à la pelle. Pluie de lois répressives votées par le Parlement, création d'une ribambelle de délits, alourdissement des peines, augmentation spectaculaire des gardes à vue et des condamnations pour outrage, multiplication des expulsions, des atteintes au droit d'expression et à la présomption d'innocence : Gnafron joue du bâton ! Et certains craignent qu'il ne s'attaque au tronc.

« Tous paranos ! » affirment des défenseurs de cette politique sécuritaire. Peut-être, mais l'Histoire nous y autorise. Quand le chef de l'Etat endosse un costume de justicier, il n'est pas interdit de suivre le conseil de Marc Crépon : « La question qui hante, qui devrait hanter toute démo­cratie, écrit le philosophe dans son ­dernier essai, La Culture de la peur, pourrait être la suivante : comment être sûr que les mesures de sécurité qui sont prises pour répondre aux présupposées peurs des citoyens ne portent pas en elles une insécurité plus grave encore que celles qu'elles prétendent combattre ? » Nicolas Sarkozy a été élu sur un programme sécuritaire. Qu'il se montre hyper­actif sur ce front ne surprend donc personne. Et la Constitution lui en donne le droit. Mais ces lois, ces pratiques et ces discours mettent-ils les libertés fondamentales en danger ? Il nous arrive de le penser, et pas seulement en nous rasant...

Pas facile, bien sûr, de définir précisément ces « libertés publiques ». « Quand vous reprenez les manuels universitaires consacrés à ces questions, vous vous apercevez que, d'une génération à l'autre, ils n'ont pas cessé de changer de titre, observe Denys de Béchillon, professeur de droit public à l'université de Pau et successivement membre des comités Balladur et Veil (1). On a longtemps parlé des libertés publiques, puis des droits de l'homme, puis des libertés fondamentales - le champ de la définition se réduisant ou s'élargissant suivant l'époque ; et, finalement, personne n'a jamais réussi à en donner une définition complètement convaincante. » Comment s'y retrouver ? « La plus large est sans doute la plus intéressante, poursuit Béchillon. Les droits fondamentaux sont ceux, consti­tutionnels ou internationaux, qu'un ­individu peut faire valoir contre l'Etat, ce dernier étant considéré dans toutes ses subdivisions - administration, ­législateur, juges, etc. Mais cette définition n'est jamais qu'une con­vention de langage, comme celles qui l'ont précédée. »

“Comme ministre de l'Intérieur et comme
président, Nicolas Sarkozy est à l'origine
de 21 lois et de 21 décrets relatifs à la sécurité !”

En théorie, l'incertitude profite au­tant aux prévenus qu'à l'accusation, puisqu'il revient toujours au juge - indépendant - de dire si ce qu'on a fait est licite ou pas et de fixer en dernière instance les limites de nos libertés. Au juge - pas au Président. Mais Nicolas Sarkozy a faussé les règles du jeu en se fixant un objectif aussi intenable qu'ambitieux : l'insécurité zéro. Depuis des mois, chaque fait divers brutal le voit monter au créneau et promettre à la fois justice pour les victimes et éradication du mal pour l'ensemble de la société. Conséquence : une véritable frénésie pénale. Comme ministre de l'Intérieur et comme président, il est à l'origine de 21 lois et de 21 décrets relatifs à la sécurité ! Un empilement qui brasse tous azimuts - de la délinquance juvénile au terrorisme, en passant par les crimes de déséquilibrés - et qui privilégie presque toujours le contrôle et l'enfermement au lieu de l'éducation et de la réinsertion. Le message aux juges et aux policiers est limpide - on enferme ! -, et les effets mesurables : gardes à vue en augmentation vertigineuse (+ 67 % entre 2001 et 2007), instauration des peines planchers (9 001 condamnations appliquant la peine minimale au 1er décembre 2008), judiciari­sation à gogo des infractions commises par des mineurs... La balance de la justice penche sec, gare au chavirage ! « Toute cette agitation est le symptôme d'un problème plus général, analyse l'avocat William Bourdon. Le simple fait pour un président de viser le "risque zéro" en matière de sécurité ne peut que conduire à ­l'enfermement plutôt qu'à la réinsertion. Des projets comme la loi Dati sur la rétention de sûreté ou l'incar­cération des mineurs de 12 ans - sur lequel le gouvernement a finalement reculé - sont le signe manifeste d'une fuite en avant. »

On peut aujourd'hui, en France, être condamné à un an de prison ferme pour le vol d'une bouteille de pastis, payer 12 000 euros d'amende pour avoir installé sur la voie publique des tentes à l'intention des SDF. Et n'avoir pas d'autre choix que plaider coupable pour des délits qu'on n'a pas commis, afin d'éviter la peine de prison, comme l'ont découvert de nombreux manifestants anti-CPE. Où est passée la mesure ? « On ne saurait reprocher à des hommes politiques dont le programme électoral annonçait des changements dans le domaine pénal de modifier la loi en créant des incriminations plus fortes pour certains comportements, défend Denys de Béchillon. Du point de vue des droits fondamentaux, dans nos sociétés, seul compte le fait que cette loi soit définie par l'autorité légitime (le Parlement) et que sa conformité aux règles supérieures, nationales et internationales, puisse être contrôlée de manière effective par un juge indépendant. Au-delà, toutes les appréciations sont de nature politique, ni plus ni moins. »

“Le problème, avec toute culture de la peur [...],
c'est qu'elle n'est jamais totalement
dissociable d'une culture de l'ennemi.”

C'est pourtant l'« au-delà » qui nous intéresse. L'année 2008 laissera un souvenir amer à beaucoup trop de monde. Aux collégiens de Marciac (Gers), reniflés par des chiens policiers ; à l'ancien directeur de Libé Vittorio de Filippis ; au photographe de l'AFP Jean-Philippe Ksiazek, dont le travail a été effacé par des policiers lors d'une manifestation de lycéens à Lyon ; à Julien Coupat et Yldune Lévy, qualifiés de « terroristes » à la va-vite ; et à Hervé Eon, condamné, après qu'il eut inscrit « Casse-toi pov'con » sur une banderole, pour outrage (et non pour plagiat, alors qu'il reprenait les propos du président de la République au Salon de l'agriculture 2007 !). Amer, et même un peu plus, pour tous ces indésirables que Nicolas Sarkozy n'en finit plus de désigner. Hier, c'était les prostituées, les sans-papiers et les jeunes des cités. Le cercle s'est élargi au gré des faits divers. Les statistiques du ministère de l'Intérieur ont beau montrer que, dans un taux de délinquance en hausse, le pourcentage des mineurs mis en cause baisse, le « jeune délinquant » est devenu une obsession. Au point que son emprisonnement dès l'âge de 12 ans relèverait du « bon sens », ­selon la garde des Sceaux (son Premier ministre l'a contredite). Sûr que les prisons françaises, épinglées à la fois par les Nations unies et le Conseil de l'Europe, sont le cadre rêvé pour une rapide réinsertion !

« Le problème, avec toute culture de la peur [...], rappelle Marc Crépon dans son essai, c'est qu'elle n'est jamais totalement dissociable d'une culture de l'ennemi. » L'ado délinquant n'est pas seul : le malade mental est « forcément » un psychopathe dangereux. Oubliant la grande misère de la psychiatrie, Docteur Sarko ne s'intéresse qu'à cette caté­go­rie de malades et lui promet un bel avenir : systématisation des soins sous contrainte, ouverture de 200 chambres d'isolement... Le projet de « sécurisation des hôpitaux » prend l'exact contre-pied du modèle psychiatrique des quarante dernières années, qui vise la réintégration des patients dans la société tout en les encadrant (et y parvient de moins en moins, faute de moyens). Et tant pis si les risques d'être assassiné en France par un malade mental sont infiniment moins grands que celles d'être dézingué par son voisin de palier : le rapport de la commission Violence et santé mentale dénombre qu'en 2005, sur 51 411 personnes mises en examen dans des affaires pénales, 212 ont bénéficié d'un non-lieu pour irresponsabilité mentale, c'est-à-dire 0,4 % des crimes et délits, rappelle pourtant l'« Appel des 39 », une lettre de protestation ­signée par des psychiatres et des psychanalystes après la déclaration de Nicolas Sarkozy. En revanche, la prévalence des crimes violents contre les patients psychiatriques est 11,8 fois plus importante que celle qui s'exerce contre la population générale... Diagnostic des « 39 » : « En amalgamant la folie à une pure dangerosité sociale, en assimilant la maladie mentale à la délinquance, est justifié un plan de mesures sécuri­taires inacceptables. »

“Les policiers aussi ont peur :
ils ont peur et ils ont honte qu'on
les oblige à appliquer cette politique.”

Inacceptables et donc contestées. Mais la contestation, c'est suspect. Demandez aux trois profs de philo qui, embarqués sur un avion d'Air France pour un colloque à Kinshasa, ont décidé d'interroger les policiers qui « raccompagnaient » au Congo des sans-papiers. Le premier, Pierre Lauret, fut débarqué manu militari. Les deux autres ont été cueillis à leur retour de Kinshasa et envoyés dix heures en garde à vue. Dialogue impossible entre des citoyens concernés et les policiers chargés de... leur sécurité ? « Quand nous sommes montés dans l'avion pour Kinshasa, on nous a distribué un papier qui disait : "Une reconduite à la frontière est une décision légitime de l'Etat français", raconte Yves Cusset, un des trois philosophes. Plus tard, un des policiers s'est levé pour nous dire que, dans une démocratie comme la nôtre, il fallait respecter les lois. Et une fois que le débat fut lancé avec les passagers, il a vite été interrompu par la menace d'un autre policier : "Faites attention à ce que vous dites, ça va se retourner contre vous." Pourquoi cette fin de non-recevoir ? Parce que les policiers aussi ont peur : ils ont peur et ils ont honte qu'on les oblige à appliquer cette politique. »

“La présomption d'innocence devient
une vieillerie d'un autre temps.”

La France ne vit pas sous un système totalitaire. Il n'en reste pas moins que la distinction entre ce qui relève de la sécurité (c'est-à-dire le fait de pouvoir sortir dans la rue sans crainte) et ce qui appartient au domaine de la sûreté (la protection de l'Etat) n'est plus nette. « On a beaucoup ­mélangé les deux ces derniers temps, ­affirme l'avocate Dominique Noguères. C'est gravissime. » D'autant plus grave que, depuis l'« affaire Tarnac », un petit air de Minority Report (le film futuriste de Steven Spielberg dans lequel la police « neutralisait » les criminels avant qu'ils passent à l'acte) flotte sur la place Vendôme : on peut aujourd'hui, en France, être interpellé et emprisonné sur les intentions qu'on nous prête et non sur les actes qu'on a commis. Pas de preuves solides pour le sabotage des lignes de TGV, pas de témoins des faits à Tarnac ? Qu'à cela ne tienne, on recourt à l'article 421, du Code pénal qui qualifie les actes de « terroristes » : plus besoin d'éléments matériels, à Tarnac un zeste de soupçon fera l'Affaire. « Lorsque vous vous donnez comme impératif de gérer les événements avant qu'ils se produisent et que vous vous fixez comme objectif l'insécurité zéro, c'est toute la population qui devient potentiellement dangereuse, déclare Frédéric, du comité de soutien des inculpés de Tarnac. Il ne s'agit plus alors de déterminer si un acte est "terroriste" ou pas, mais d'évaluer une probabilité du risque. Inutile de préciser que la présomption d'innocence devient alors une vieillerie d'un autre temps. » Bien de l'époque, en revanche, est le délire verbal dans lequel sombrent certains dirigeants (et quelques médias) lorsqu'ils se targuent d'« interpréter » les indices ou les « intentions » : « Ils ont adopté la méthode de la clan­destinité, soulignait ainsi sans rire Michèle ­Alliot-Marie après l'arres­tation de Julien Coupat, d'Yldune Lévy et de leurs amis. Ils n'utilisent jamais de ­téléphone portable. Ils se sont arrangés pour avoir, dans le village de Tarnac, des relations amicales avec les gens qui pouvaient les prévenir de la présence d'étrangers. » Qui se sentirait encore en sécurité après avoir entendu une chose pareille ?

Drôle de modèle pour la justice. Surtout quand on apprend que cette politique sécuritaire ne marche pas : selon l'Observatoire national de la délinquance, les violences sur personnes ont encore augmenté de 2,4 % en 2008 (2), comme elles n'ont cessé de le faire entre 2002 et 2007. A se demander si le président de la République n'aurait pas viré son ministre Sarkozy... Cette surenchère pénale est d'autant moins pardonnable que le gouvernement est parfaitement informé de l'inefficacité de certaines mesures. Un seul exemple : en 2005, l'ancien garde des Sceaux, Dominique Perben, a commandé une étude sur l'effet des peines planchers sur la récidive. Elections obligent, le rapport a finalement été remis, en juin 2007, à Rachida Dati (3). Verdict ? « Notre avis ne souffrait d'aucune ambiguïté, raconte le sociologue Sébastian Roché, qui a participé à ce travail. Nous avons informé la ministre que ces peines n'avaient pas l'efficacité qu'on leur prêtait et qu'on pouvait en mesurer l'inefficacité. Ceux qui pensent qu'on améliore la sécurité du citoyen en punissant plus longtemps se trompent. C'est même le contraire qui est vrai : ces peines poussent les jeunes dans une délinquance au quotidien. » Roché n'a plus jamais entendu parler de cette étude et notre courriel à la garde des Sceaux est resté sans réponse. Le 10 août 2007, la loi sur les peines planchers a été votée au Parlement.

Et si la lutte contre l'insécurité n'était qu'un objectif marginal de cette politique sécuritaire ? Si l'objectif principal était, en fait, ce que le sociologue Laurent Mucchielli appelle le con­trôle social ? Sinon, pourquoi tant de fichiers (34 en 2006, 45 en 2008), pourquoi ce souci d'en savoir plus - toujours plus ! - sur des catégories toujours plus larges de la population ? Ceux qui n'ont « rien à se reprocher », bien sûr, n'ont rien à craindre. Mais aujourd'hui, pour être dans le bon wagon, obéir à la loi ne suffit plus : il faut aussi être dans la norme. Travailler plus pour gagner plus. Contester dans les clous et continuer de regarder France Télévisions quand son président sera nommé par le nôtre. A moins que... « Ceux qui sont prêts à abandonner un peu de leurs libertés fondamentales en échange d'un peu de sécurité illusoire ne méritent ni les unes ni l'autre », rappelait Benjamin Franklin. On peut donc s'indigner. Refuser la norme, s'accrocher à l'Arbre et à nos libertés.
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Olivier Pascal-Moussellard
Télérama n° 3080

(1) Comité Balladur de réflexion sur les institutions de la Ve République (2007) ; comité Veil de réflexion sur le préambule de la Constitution (2008).

(2) La délinquance globale, elle, a baissé, grâce à la diminution des vols.

(3) Rapport de la commission d'étude et de suivi de la récidive, 28 juin 2007.

A lire

La Culture de la peur, de Marc Crépon, éd. Galilée, 124 p., 20 €.

La Frénésie sécuritaire, sous la direction de Laurent Mucchielli, éd. La Découverte, 138 p., 10 €.



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