Des agences de recrutement spécialisées profitent de la main-d’œuvre venue de l’Est.
Par Le Loët Karine
QUOTIDIEN : mercredi 27 juin 2007/Libération
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Natalia et Kuba ont 20 et 22 ans, le regard clair et l’anglais syncopé. A leur côté, une petite fille de sept mois s’agite dans sa poussette. Lorsqu’ils débarquent, en juillet 2006, de leur ville polonaise de Lódz marquée par le chômage, ces deux-là entendent bien goûter au fruit sucré de l’économie britannique. «En Pologne, raconte Kuba, je gagnais 1 000 zlotys par mois [260 euros] en posant des fenêtres et des alarmes dix à douze heures par jour. Ici, je peux gagner 1 000 livres [1 480 euros, ndlr] en bossant sur un chantier huit heures par jour.» Comme Natalia et Kuba, 579 000 Européens de l’Est ont entamé une ruée vers l’or et la Grande-Bretagne depuis 2004. Car le pays est l’un des seuls, avec l’Irlande et la Suède, à avoir ouvert sans restriction son marché du travail aux huit nouveaux pays entrés cette année-là dans l’Union européenne (UE).
Or cet afflux massif s’est révélé le terreau idéal pour implanter un marché juteux. Depuis 2004, les agences de recrutement spécialisées dans la main-d’œuvre est-européenne se multiplient, surfant sur le fil de la légalité. La commission britannique pour l’égalité raciale interdit en effet de cibler une catégorie de la population sur des critères de nationalité. Ainsi, une agence nommée Polish Workers («Travailleurs polonais») a dû cette année troquer son nom pour Free Labour («Travail libre»), tandis qu’ailleurs d’autres organisations ont été contraintes de préciser sur leurs sites Internet qu’elles acceptaient tout candidat, même britannique !
Une concession plutôt formelle. Car l’autochtone n’est guère intéressé par les jobs offerts : bâtiment, restauration, assistance aux personnes âgées, garde d’enfants. Et cette spécialisation rend le marché rentable pour ces agences qui tablent sur une main-d’œuvre «travailleuse et professionnelle». «Beaucoup d’employés viennent seuls. Ils n’ont pas de famille à retrouver ni de match de foot à regarder. Certains sont venus pour gagner le maximum d’argent pendant deux, trois ans avant de rentrer au pays. Ils sont heureux de faire des heures supplémentaires», explique Agnes Wrodarczyk, directrice de Central European Staffing (CES), une agence de recrutement située à Whitstable, dans le sud-est du pays.
Réseau. Alors, pour dénicher les précieux candidats, les agences ont déployé un véritable réseau, ouvrant des centres relais en Pologne, en République tchèque ou encore en Slovaquie. C’est dans le pays d’origine des futurs employés que les offres d’emploi sont publiées, les CV récoltés, les entretiens organisés. «Il s’agit de ne faire venir les candidats que si nous sommes sûrs qu’ils conviendront à l’employeur, confie la directrice de CES, et de minimiser les coûts.» Au-delà du simple rôle de chasseur de têtes, de nombreuses agences se chargent, aux frais du recruteur, d’acheminer le candidat jusqu’en Grande-Bretagne, de l’assister dans ses démarches, de l’aider à ouvrir un compte en banque. Certains disposent même d’un parc locatif destiné à loger les nouveaux migrants. A l’arrivée, des liens forts se nouent entre les agences et les travailleurs. «Je connais tout le monde et tout le monde me connaît», se vante Lynn Hartshorn, directrice d’Otto UK et maman poule de son agence, implantée à Rugby dans les Midlands anglais depuis juillet 2005. Un rapport privilégié qui encourage, ça et là, quelques abus.
Ignorants des pratiques ou de leurs droits, certains migrants font en effet une confiance aveugle à leur structure d’accueil, acceptant de payer des loyers exorbitants ou des taxes en échange d’un emploi, une pratique strictement interdite en Grande-Bretagne. Car certaines agences sont prêtes à risquer l’illégalité pour empocher un maximum.
Pleurs. Natalia en a fait les frais. Quelques mois à peine après son arrivée sur le territoire, la jeune Polonaise s’est enregistrée auprès d’une société de recrutement londonienne spécialisée dans l’hôtellerie. Après avoir signé un contrat spécifiant qu’elle travaillerait huit heures par jour payées à 5,35 livres sterling (environ 7 euros), le minimum horaire légal, Natalia a découvert une réalité tout autre. «Nous n’étions pas payées à l’heure, mais au nombre de chambres nettoyées, raconte la jeune femme. Or, les jours où il y avait de nombreux départs et où les chambres devaient être faites à fond, il n’était pas possible de faire deux chambres par heure comme on nous le demandait.» Résultat : Natalia travaille très souvent dix à douze heures d’affilée pour le même tarif. A la fin du mois, le couple fait le calcul et s’aperçoit que la jeune femme travaille en moyenne pour 2,70 livres de l’heure soit près de la moitié du tarif légal. Pis, raconte Kuba, «nous avons appris que la chaîne hôtelière, Hilton, payait 10 livres [environ 15 euros] par chambre faite. A 5,35 livres pour deux chambres, la société empochait les trois quarts de la somme versée par l’hôtel». Et la jeune femme travaille quelquefois trois semaines de suite, avec un seul jour de repos. Tant que parmi le personnel hôtelier qui l’entoure certaines craquent, pleurent, s’évanouissent. «Si l’on se plaignait, ils nous disaient qu’il y avait des centaines de personnes prêtes à prendre notre place.» Alors Natalia continue la ronde des chambres pendant deux mois et demi.
Vaccinée. Mais, de retour au travail après un deuxième jour de congé maladie mensuel, la jeune femme est désignée du doigt devant 40 autres employés réunis en meeting. «Le manager de l’agence a expliqué à tout le monde que j’étais exactement le modèle à ne pas suivre. Il m’a dit de prendre mes affaires et de partir sur-le-champ», se souvient amèrement Natalia. Aujourd’hui, la jeune femme a retrouvé du travail dans un autre hôtel, au minimum légal cette fois, et se dit vaccinée contre les mauvais employeurs. Mais tous les migrants ne le sont pas. «Il y a tellement d’argent à gagner ici que les gens sont prêts à travailler pour rien. Histoire de se former un petit pécule avant de rentrer au pays et d’acheter une maison ou d’ouvrir un commerce», confie Kuba.
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