Pour Gérard Filoche [1], des saisonniers de l’agriculture aux cols blancs surpressés, rarement les lois du travail auront été aussi profondément malmenées.
Le Nouvel Observateur. - Quand on parle du travail illégal en France, on pense surtout à l’économie souterraine des cités, au travail au noir.
Gérard Filoche. - C’est une énorme erreur ! Dans notre pays, ce sont les heures supplémentaires, non déclarées, donc non payées, qui représentent 85% du travail dissimulé. Quelquefois les salariés concernés perçoivent des primes exceptionnelles ou des dessous-de-table, mais rien qui leur permette d’avoir une retraite ou des allocations chômage à la hauteur de ce dont ils ont été abusés.
N. O. - Peut-on chiffrer ce nombre d’heures supplémentaires illégales ?
G. Filoche. - Non. Les enquêtes de l’Insee et du ministère du Travail sont seulement déclaratives. Elles n’ont donc pas de valeur comptable. Le dernier rapport sur le sujet remonte à ... une dizaine d’années. C’est Jean Mattéoli, à l’époque président du Conseil économique et social, qui l’avait rédigé. Il évaluait à 1,2 million le nombre d’heures dérobées par les employeurs chaque année. Soit l’équivalent de 680 000 emplois. Sur 10 plaintes enregistrées par les inspecteurs du travail, 9 relèvent de cette infraction.
N. O. - Dans quels secteurs ?
G. Filoche. - Quasiment tous. Prenez le bâtiment et son 1,1 million d’employés. Lors de tous les contrôles que nous effectuons, nous constatons que les horaires sont plus proches des 45 heures que des 35 heures par semaine. Dans la restauration, on avoisine les 60 heures, voire plus. Les « techniciens de surface », bref, les gens qui font le ménage dans les entreprises ? Entre 280 et 300 heures par mois. Sans parler des chauffeurs routiers qui peuvent travailler jusqu’à 56 heures par semaine, ni des conducteurs de taxi, des services de gardiennage...
N. O. - Y a-t-il d’autres branches professionnelles, moins connues pour ces infractions ?
G. Filoche. - La haute couture. Tous les salariés qui travaillent pour les défilés, du petit manutentionnaire au mannequin, font des semaines d’au moins 80 heures. Bien sûr, dans ce secteur comme dans d’autres, il existe des dérogations. Mais elles ne permettent pas aux employeurs de contraindre ces employés à dormir sur place... On peut parler aussi des professions où les gens disent qu’ils sont « charrette », comme la production dans l’audiovisuel.
De l’autre côté de la France : les travailleurs saisonniers dans l’agriculture. L’opinion publique ne sait pas que ce sont de vrais esclaves. D’origine étrangère pour la plupart, ils font la cueillette des fruits entre 12 et 14 heures par jour. Vous vous souvenez de cet agriculteur de Dordogne qui, en 2004, a tiré sur deux inspecteurs du travail et les a tués, alors qu’ils vérifiaient les horaires de ses saisonniers ? Certains fanatiques du travail dissimulé sont très dangereux.
N. O. - Les cadres sont-ils particulièrement concernés ?
G. Filoche. - Sur les 2,5 millions de cadres du secteur privé, depuis les lois Aubry sur les 35 heures, un tiers travaille au « forfait jour ». C’est dire que pour eux, concrètement, il n’y a plus de durée maximale quotidienne. Selon les directives européennes, les salariés doivent se reposer au minimum 11 heures. Calculez : 24 heures moins 11 heures, cela fait 13 heures de travail possibles. Aujourd’hui, les records de Philippe Le Bel sont pulvérisés ! Il avait interdit à ses paysans de commencer à travailler avant le lever du soleil et leur avait ordonné de s’arrêter au soleil couchant. En janvier 2005, Jean-Louis Borloo a fait voter un texte selon lequel le temps de déplacement professionnel n’est plus comptabilisé dans le temps de travail. Du coup, un cadre qui va conclure un contrat, dans la journée à Londres, peut très bien partir à 5h30 le matin et revenir à 23h30. Il n’y a rien à redire.
N. O. - Selon vous, combien de salariés sont concernés par ce problème ?
G. Filoche. - Entre 5 et 6 millions, soit le tiers des employés du privé.
N. O. - Mais c’est illégal !
G. Filoche. - Parfaitement. On ne peut pas, légalement, travailler plus de 48 heures par semaine en France, sauf circonstances exceptionnelles, comme les incendies de forêt ou les sauvetages en mer.
N. O. - Vous faites comme si les 35 heures n’existaient pas !
G. Filoche. - Pas du tout. Mais elles sont aujourd’hui totalement contournées dans certaines entreprises. Et les lois Fillon sur l’assouplissement des 35 heures et le niveau des heures supplémentaires le permettent. Avant elles, dans les entreprises de moins de 20 salariés, on ne pouvait pas dépasser un contingent annuel de 180 heures supplémentaires. Grâce à elles, ce contingent est passé à 220 heures, voire plus, avec une dérogation : dans la poissonnerie, les salariés peuvent effectuer 230 heures de travail en plus chaque année ! Et si elles étaient payées ! Toujours, selon les lois Fillon, l’augmentation salariale provoquée par le passage de 35 à 39 heures devait être de 25% contre 10% aujourd’hui, à partir du 1er janvier 2005. Le gouvernement a décidé de reporter cette décision au 1er janvier 2008. Et ce sont les mêmes qui affirment que pour gagner plus les Français doivent travailler plus ! Et voilà Nicolas Sarkozy qui demande que les heures supplémentaires ne soient plus soumises au paiement, par les chefs d’entreprise, des cotisations sociales !
N. O. - Pourtant, ce même gouvernement a entrepris de lutter contre le travail illégal ?
G. Filoche. - Non, il lutte contre les sans-papiers et ce qu’on appelle, à tort, le travail « au noir », ces salariés que les entreprises ou les particuliers, avec leur nounou ou leur femme de ménage, ne déclarent pas. Et ceux-ci, je le répète, ne sont qu’une toute petite partie de l’iceberg du travail dissimulé. Je me souviens de « la lingère de Chamonix ». Il y a deux ans et demi, les prud’hommes lui ont accordé 400 000 euros de dommages et intérêts. Toute sa vie, elle a travaillé dans un hôtel de la ville. Elle faisait entre 60 et 70 heures par semaine, sans un sou de plus en heures supplémentaires. Nous l’avons soutenue. Elle a gagné. Mais c’est un cas d’école.
N. O. - Les inspecteurs du travail sont là pour faire respecter la loi ?
G. Filoche. - Il faudrait doubler leur nombre. Aujourd’hui, nous sommes 427, sans compter les 813 contrôleurs du travail. J’ajoute que lorsqu’ils réussissent à dresser des procès-verbaux, le parquet, le plus souvent, met ceux-ci à la poubelle. Ce n’est pas sa priorité. Enfin, si les heures supplémentaires figuraient à part sur une ligne de la fiche de paie et si elles coûtaient plus cher, il y en aurait moins.
N. O. - Mais les chefs d’entreprise se plaignent du niveau trop élevé de leurs charges ?
G. Filoche. - Vous confondez charges et cotisations sociales ! Si l’on parle du salaire brut, les rémunérations en France sont moins élevées qu’en Allemagne, où en revanche le coût du travail est moins cher.
N. O. - La France est-elle un cas particulier en Europe ?
G. Filoche. - Non. Regardez l’Italie. Ou encore la Grande-Bretagne. Dans ce pays, là, c’est légal, les entreprises peuvent pratiquer ce qu’on appelle l’opt-out : c’est la possibilité, pour les entrepreneurs, d’être hors des clous, de faire travailler les salariés plus de 48 heures par semaine.
N. O. - L’élargissement de la Communauté européenne et le rôle de la Commission ont-ils eu des conséquences sur le temps de travail en France ?
G. Filoche. - Il y a eu l’épisode de la directive Bolkestein. Depuis, la Commission planche sur une autre directive concernant le temps de travail. Et la possibilité de travailler plus de 48 heures par semaine.
N. O. - Du point de vue des accidents du travail, certains affirment que sur les chantiers les ouvriers des pays de l’Est ont remplacé les ouvriers portugais.
G. Filoche. - Un rappel : il est totalement illégal, pour une entreprise française, de sous-traiter des salariés d’origine européenne et de les payer au tarif local. Maintenant tous les travailleurs précaires d’origine immigrée sont toujours plus exposés au risque que les salariés normalement traités. Alors...
Martine Gilson
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