Des chercheurs du CNRS annoncent entrer en désobéissance pour faire entendre leurs voix. Pour ce faire, ils envoient une "la lettre ouverte à leur Présidence et leur Direction", dans laquelle ils annoncent leur refus de remettre, cette année, leur fiche d’évaluation dite "fiche CRAC" (compte-rendu annuel d’activité). Leur objectif: "faire part de leur désarroi en tant qu’employés du CNRS, face aux évènements en cours relatifs à la réforme de notre institution".
Selon eux, le président de la République a clôturé les Premières Assises Européennes de l’Innovation, le mardi 9 décembre 2008, par un discours où il a fait porter le soupçon grave d’incompétence et de complaisance sur le travail des chercheurs du principal organisme de recherche français: "Le CNRS avait un privilège rare au niveau mondial, celui de l’autoévaluation. Remarquez si c’est une nouvelle méthode de gouvernement, je vois quelques avantages à me l’appliquer", avait déclaré le chef de l'Etat. A la veille de rendre une fiche administrative d’évaluation, 234 chercheurs du CNRS se sont mobilisés dans l’urgence pour rappeler le niveau d’exigence de leur métier qui repose en réalité sur une expertise internationale, ce qui reviendrait à demander au président de soumettre chacune de ses actions à l’approbation des autres chefs d’Etat de la planète. Ces chercheurs ont aussi souhaité utiliser cette action pour faire entendre leurs voix quant à la politique gouvernementale de la recherche qu’ils considèrent comme une atteinte profonde à l’éthique du projet de connaissance et à sa finalité : celle de faire progresser le monde selon un souci de justice. Ils ont adressé une lettre à Catherine Bréchignac, présidente du CNRS et Arnold Migus, directeur général du CNRS.
Voici leur texte :
"Chère Madame la Présidente, Cher Monsieur le Directeur, chers collègues,
Par la présente nous vous informons que nous ne remettrons pas cette année, notre fiche d’évaluation dite "fiche CRAC" (compte-rendu annuel d’activité). Cette fiche comptable n’est pas celle d’une évaluation de qualité telle que pratiquée par les membres du Comité National du CNRS selon les principes de l’évaluation par les pairs, c’est-à-dire par la représentativité des membres de la communauté scientifique en son entier. Dans cette période de réformes, elle symbolise un outil au service de logiques managériales là où la culture scientifique appelle le renforcement du rôle collégial des pairs. C’est pourquoi nous l’utilisons aujourd’hui pour exprimer notre sentiment. Nous vous rappelons que l’activité scientifique la plus essentielle qui est attendue de nous – la publication de résultats – n’est possible que dans un contexte international où s’appliquent ces règles de l’évaluation par les pairs, règles dont le strict respect assure aux plus grandes revues scientifiques leur caractère d’excellence. Au moment où l’éthique de notre institution vient d’être gravement galvaudée au cours des Assises européennes de l’innovation, nous avons à cœur de vous demander de réaffirmer au plus haut niveau de l’État, l’exigence de notre métier dont la progression au jour le jour est sans cesse soumise à ces principes au sein d’une communauté scientifique forcément internationale.
Cette démarche est aussi le moyen pour nous de vous faire part de notre désarroi en tant qu’employés du CNRS, face aux évènements en cours relatifs à la réforme de notre institution. Nous avons nourri jusqu’à aujourd’hui la plus grande fierté de travailler pour un organisme de recherche fondé sur des valeurs garantes de connaissances les plus affranchies possibles de tout enfermement utilitariste et idéologique. Le CNRS était, et nous osons encore penser qu’il pourrait le rester, un outil qui avait fait ses preuves, qui était vanté comme exemple par nos collègues étrangers et qui permettait sur la base de principes louables, de maintenir la recherche française - dans tous les secteurs disciplinaires que l’on peut imaginer - à un niveau plus qu’honorable, avec des moyens pourtant bien en-deçà des résultats obtenus.
Nous voyons avec tristesse s’éloigner un tel projet de connaissance. Le CNRS est comme bradé, intégré pour être démantelé dans une politique scientifique caricaturale qui se décline en mots clés qui ont tout dit de la fonction désormais assignée au savoir : performance, croissance, économie de la connaissance, compétition de l’intelligence, stratégies, efficacité… Jamais politique scientifique n’a été autant encadrée selon du "managing" et à d’autres fins que celles de la nécessaire protection d’une activité intellectuelle indépendante, richesse de nos démocraties. Jamais elle n’a été autant basée sur une conception du métier de chercheur où la précarisation du travail compromet dangereusement les possibilités d’avancée et dénie les compétences des personnes, notamment des jeunes docteurs. Entrée résolument dans les objectifs de l’immédiateté productiviste, elle ignore jusqu’aux temporalités de la recherche, longues et cumulatives. Jamais politique scientifique n’a été aussi peu sensible à l’état du monde. Le "plan stratégique" est une offense à tout humaniste : comment peut-on envisager la recherche scientifique sans penser le devenir humain dans sa totalité et déclarer qu’il nous faut "éviter que les connaissances acquises ne bénéficient en priorité à des pays qui n’auraient pas financé ces recherches" ? Est-ce une intimation à oublier la très grande pauvreté de la plus grande partie de notre monde et à détourner la recherche d’une éthique de justice sociale ? De cette politique, nous refusons d’être complices, pour ne pas laisser dans les archives pour les chercheurs de demain, les traces d’une irresponsabilité collective partagée.
Si le Conseil d’Administration de notre institution en vient à être tenu sous haute surveillance policière, c’est que quelque chose d’essentiel de l’ordre de la confiance, du respect et de la liberté vient d’être rompu entre des instances dirigeantes et ceux sur qui s’exerce une autorité que n’anime plus aucun principe de collégialité.
En espérant que ces mots puissent engager l’action des acteurs de notre organisme, et les hautes instances que vous représentez, dans une autre voie que celle choisie, nous vous adressons, chers collègues, nos très cordiales salutations. "
Chercheurs CNRS dont les premiers signataires sont :
Christine Chivallon, géographe, Claire Waelbroeck, climatologue, Henri Audier, chimiste, Sabine Santucci-Darmanin, généticienne, Philippe Deterre, biologiste, Frédéric Bost, biologiste, Michel Lavaud, physicien, Frédéric Joubert, biologiste, Patrick Martin, biologiste, Monique Plaza, psychologue, Jean-Pierre Lefebvre, physicien, Patrick Even, biologiste, Marc Olivier Killijian, informaticien, Marc Lenoir, mathématicien, Nicole Mathieu, géographe, Christophe Blondel, physicien, Myriam Cottias, historienne…
1- Merci au collectif "PAPERA" qui a offert son site à ces chercheurs de tout bord durant les trois jours qu’a duré cette collecte de signatures.
http://tempsreel.nouvelobs.com/index.html
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