LE MONDE | 25.09.06 | 13h31 • Mis à jour le 03.07.07 | 18h21
Cet homme doit être fiché. Benjamin Deceuninck cultive des tomates et des olives bio sur un flanc des Cévennes. Il a 27 ans, le regard noir et le marcel adapté à ses muscles bronzés. Ancien éducateur sportif passé par la sociologie, il est militant anarchiste, communiste libertaire. Le 23 juin 2006, à 10 h 30, il est convoqué à la gendarmerie. Motif ? Obligation de se soumettre à un prélèvement d'ADN. La procédure est simple, indolore : recueil de la salive au moyen d'un bâtonnet dans la bouche. Mais le militant refuse de s'y soumettre.
- Vous n'avez pas le droit, avertit le gendarme.
- J'ai appris dans l'histoire, qu'on avait le droit de refuser, quelles que soient les conséquences, réplique Benjamin Deceuninck, assez content de son effet.
- Vous encourez 15 000 euros d'amende et un an de prison ferme, conclut le gendarme.
Le 25 août, devant le tribunal correctionnel d'Alès (Gard), le procureur a requis 500 euros d'amende à l'encontre du prévenu, pour "refus, par personne condamnée pour délit, de se soumettre au prélèvement destiné à l'authentification de son empreinte génétique". Le jugement est mis en délibéré au 29 septembre. Mais quel que soit le verdict, et même s'il s'acquitte de l'amende, le jeune paysan ne s'en tirera pas à si bon compte. Refuser de donner son ADN est un "délit continu", explique Christian Pasta, procureur de la République à Alès. "Tant qu'il refusera le prélèvement, j'engagerai à nouveau des poursuites et il sera reconvoqué. On peut le mettre au trou pour récidive."
Qu'a fait Benjamin Deceuninck pour mériter tant d'obstination de l'autorité judiciaire ? Il n'a pas tué, pas volé, pas violé. Il a, avec d'autres, arraché des cultures expérimentales de betteraves transgéniques. "Dégradation grave du bien d'autrui commis en réunion", selon la justice.
C'était en 2001, à Avelin (Nord). Deceuninck, comme les dix autres faucheurs, a été condamné en 2005, par le tribunal correctionnel de Lille, à un mois de prison avec sursis. Six ans après les faits, un an après sa condamnation, le jeune militant est donc sommé, par application de la loi, de donner son ADN.
Pas moins de 137 infractions, selon l'article 706-55 du code de procédure pénale, peuvent entraîner le prélèvement obligatoire de l'ADN. Le législateur n'a cessé d'ajouter des infractions justifiant l'entrée dans le fichier. Le traumatisme du 11-Septembre et la loi Sarkozy ont gravement accéléré le processus.
Cela s'est fait en plusieurs phases.
1. Le Fnaeg (Fichier national automatisé des empreintes génétiques) est créé sous le gouvernement Jospin par la loi Guigou du 17 juin 1998, trois mois après l'arrestation de Guy Georges, le tueur en série identifié grâce à son ADN. Initialement, le fichier n'est destiné qu'aux auteurs d'infractions sexuelles.
2. Le 15 novembre 2001 (gouvernement Jospin toujours), la loi Vaillant dite de "sécurité quotidienne" l'élargit aux atteintes volontaires à la vie de la personne (actes de torture, de barbarie, etc.) aux actes de terrorisme, aux atteintes aux biens accompagnées de violence (destructions, dégradations par explosif ou incendie). Elle prévoit aussi une sanction pour tout refus de se soumettre au prélèvement : six mois d'emprisonnement et 7 500 euros d'amende au moins.
3. Un grand pas est franchi avec la loi Sarkozy de "sécurité intérieure" du 18 mars 2003 (gouvernement Raffarin). Les infractions les plus banales sont introduites (vols simples, dégradations, tags, arrachage de cultures OGM...). La sanction pour refus d'obtempérer au fichage est alourdie. Surtout, la loi prévoit désormais de ficher les personnes non condamnées mais simplement suspectées - "à l'encontre desquelles il existe des indices graves ou concordants". S'il est innocenté, l'intéressé peut demander par la suite le retrait de ses empreintes du Fichier national. Le procureur peut, ou non, l'accepter.
Dans la foulée, la loi Perben II de 2004 obligera toute personne condamnée à plus de dix ans de prison à fournir son ADN. Qui refuse, perd aussitôt tout droit à une réduction de peine.
"Bien des infractions manquent encore pour alimenter le fichier, ironise Côme Jacqmin, secrétaire général du Syndicat de la magistrature (SM). Nombre de délits financiers tels le délit d'initié, la fraude fiscale ou l'abus de bien social n'exigent pas de fichage ADN..." En attendant, le Fnaeg, qui est alimenté depuis 2002, grossit à très vive allure : 2 100 références en 2002, 40 000 en 2004, 283 000 aujourd'hui. Parmi elles, 107 000 personnes condamnées, 163 000 "soupçonnées", 16 726 traces relevées sur des scènes de crimes.
Insuffisant, estiment les autorités françaises qui rêvent d'atteindre les "performances" de la Grande-Bretagne, championne du monde en la matière avec 3 millions de profils enregistrés, soit 5 % de la population !
Pourquoi avoir étendu le fichage à un si grand nombre d'infractions ? Pour le directeur de la police judiciaire, Frédéric Péchenard, "cet outil extraordinaire pour éviter les récidives criminelles" n'a de sens que si le maximum d'individus s'y trouvent répertoriés. Parce que, constate-t-il, "il est très rare que les violeurs ou les tueurs en série ne soient pas connus des services de police pour des infractions moindres (vols, petits incendies, actes de cruauté envers les animaux, etc.). Le Fnaeg, dont les consultants doivent bien sûr rester strictement encadrés, est une nécessité de la police moderne, autant pour les victimes que pour les suspects éventuels qui peuvent, grâce à une trace ADN, être lavés de tout soupçon".
Efficace, certes. Mais non sans risque de dérive. Risque d'erreur, d'abord. Non seulement une personne peut se trouver à tort sur le fichier, mais une trace d'ADN sur la scène d'un crime peut être trompeuse. Un criminel ne peut-il être porteur de l'ADN des personnes dont il a serré la main dans la journée ?"En effet, répond Frédéric Péchenard. Tout comme les empreintes digitales, l'ADN est un élément de l'enquête, jamais une preuve suffisante. L'important, c'est l'interprétation que l'on peut en faire." Jean-Paul Jean, magistrat pénaliste, n'est pas si optimiste : "L'infaillibilité scientifique de l'ADN impressionne fortement les jurés d'assises, et parfois à tort."
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Marion Van Renterghem
Article paru dans l'édition du 26.09.06.
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