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Vacarme 35 / cahier
la racaille en politique
enquêtes sur les jeunes « connus des services de police »
par Fabien Jobard
« Racaille » est plus qu’une insulte : c’est le nom d’un étau, d’une scène et d’un mur. Étau d’une population rassemblée par son exposition accrue à la sévérité pénale ; scène de rapports intimes avec la police devenue, pour les jeunes, un lien et un miroir, et d’un espace juridique converti en tribune de politisation ; mur d’une identité judiciaire refermée sur ceux qui tentent de la subvertir [1].
Racaille. Ouvrons le dictionnaire (allemand). Nous y trouvons : « Lumpen ». Le ministre de l’Intérieur français a donc repris à son compte le vocable de mépris et de haine qu’employaient Marx et Engels pour qualifier la plèbe que le gouvernement provisoire avait lancée contre les ouvriers, en 1848. À leurs yeux, ces gueux étaient définis par leur caractère d’être hors-classe, hors-classement, d’être en dessous de tout ; en dessous même du prolétariat. Pour Nicolas Sarkozy, il s’agit également d’individus qui ne peuvent être rangés dans une catégorie sociale particulière, sauf celle d’être des « jeunes défavorablement connus des services de police ».
Partons sur les traces de cette population particulière au point d’être définie par son incompressible marginalité. Cette population existe-t-elle réellement ou est-elle seulement phantasmée par les uns ou les autres, au point qu’elle ne résisterait pas un instant à une identification statistique ? Et puis, si elle existe, quelle est sa socialisation politique ? Est-elle animée d’une conscience politique ? Forme-t-elle un groupe politique ? Intervient-elle dans l’espace public, sous quelle forme et avec quels effets ?
Pour y répondre, prolongeons ici l’enquête menée dans les colonnes du n°21 de Vacarme, sur la mobilisation politique de jeunes de Dammarie-lès-Lys, à la suite de deux décès survenus dans la ville, dans des circonstances qui impliquaient la police. Enquêtant sur le tribunal dont relève cette commune, j’ai récolté un échantillon d’environ 1800 affaires d’outrage, rébellion et violence à agents de la force publique, jugés de 1965 à 2003. Cette enquête sera le point de départ de ma proposition de sociologie politique de la racaille.
le contentieux police/jeunes, et le tournant des années quatre-vingt dix
Les émeutes de 2005 sont parmi d’autres causes le résultat d’un resserrement de l’étau pénal autour des jeunes et, de manière particulièrement saillante, des mineurs. La politique pénale du milieu des années quatre-vingts, qui tendait à ne plus incarcérer les mineurs, a connu un retournement violent : le nombre de mineurs détenus dans les prisons françaises a doublé de 1991 à 2003. Par enchaînement, l’attention policière s’est brutalement resserrée sur les mineurs, notamment à partir de 1994 : depuis cette année-là et jusqu’en 1999, le nombre de mineurs mis en cause par la police a crû de 15 000 individus par an, soit un doublement du nombre annuel de mis en cause de 1994 à 1999 (la croissance est moindre depuis).
Ce mouvement est la réponse retenue par les gouvernements face à une délinquance juvénile en augmentation manifeste depuis le milieu des années quatre-vingts, notamment la délinquance contre les personnes. Mais ce sont les atteintes aux institutions qui ont le plus augmenté : les infractions relevées à l’encontre de policiers ont été, en France, multipliées par six entre 1988 et 2000.
les « infractions à personnes dépositaires de l’autorité publique »
Sur le tribunal dont relève Dammarie-lès-Lys, la croissance fut surtout spectaculaire autour des années 2000 : on y jugeait entre 30 et 37 affaires d’outrage, rébellion ou violence à agent par mois de 2000 à 2003 (soit 1,5 à 2 affaires par jour d’audience). Et si 50% des prévenus avaient moins de 30 ans durant la période 1985-94, cet âge médian tombait à 22 ans durant la décennie suivante : les prévenus sont donc en grande majorité jeunes et très jeunes, y compris au regard des classes d’âge vivant en zone urbaine sensible. Cet âge médian est comparable à celui des mis en cause dans les émeutes de l’automne 2005. L’outrage et la rébellion forment ainsi la monnaie d’échange de la conflictualité routinière avec les policiers, lorsque l’incendie de voiture en est l’expression extraordinaire.
Grâce au codage des lieux de naissance et des consonances patronymiques des prévenus, on relève que durant les années 1995-2003, les prévenus du groupe « Maghreb » forment le quart de l’échantillon, celui du groupe « Afrique/DOM-TOM » le cinquième. Ce trait est plus caractérisé encore en ce qui concerne les mineurs. Devant le juge des enfants, la part des prévenus du groupe « Maghrébins » est de 38%, celle du groupe « Afrique/DOM-TOM » de 28%. Est ainsi attestée, d’un point de vue quantitatif, la très forte tension des interventions policières auprès des mineurs originaires d’Afrique du nord et d’Afrique noire.
À ce constat s’ajoute celui d’une discrimination dans l’ordre des sanctions prononcées par le tribunal.
resserrement de l’étau pénal
L’analyse des jugements montre une sévérité accrue du tribunal depuis la fin des années soixante : l’emprisonnement ferme sanctionne aujourd’hui près de 20% de ce type d’infractions, alors que ce n’était le cas que dans 11 à 15% des affaires de 1965 à 1994. Or, dans le même temps, la part des violences est allée décroissante, à l’inverse de celle des outrages et rébellions, pour lesquels la loi appelle une sanction moindre. La conflictualité jeunes/police engendre un resserrement de l’étau judiciaire autour des premiers, dès lors notamment qu’ils sont en âge de passer en correctionnelle. Cela signifie, très concrètement, qu’un juge est désormais fréquemment aux aguets derrière les interactions rugueuses qui opposent police et jeunes, et en particulier jeunes d’origine maghrébine.
Car ces derniers sont non seulement sur-représentés parmi les prévenus, mais aussi plus lourdement sanctionnés : la probabilité d’écoper d’une peine de prison ferme est entre 2,5 et 3 fois plus élevée pour eux que pour les membres du groupe-témoin (les prévenus nés en France porteurs de noms et prénoms typiquement catholiques français). Et, lorsqu’ils sont sanctionnés par des peines de prison ferme, la durée de l’emprisonnement prononcé est en moyenne plus élevée (2,6 mois, contre 2,1 mois pour les prévenus du groupe-témoin).
Toutefois, cette différence dans l’ordre des peines prononcées résulte principalement d’une différence de délits jugés : les prévenus du groupe « Maghrébins » passent plus souvent pour violence, moins souvent pour outrage. C’est également parmi ces prévenus que l’on trouve le plus de personnes jugées « en récidive », la récidive appelant en soi des peines plus lourdes, mais aussi un mode de comparution plus sévère, qui est la comparution immédiate. Le système judiciaire agit avec ses référents propres, aveuglément : au final, les prévenus maghrébins sont en moyenne, à infraction égale, plus lourdement sanctionnés. Aussi, parmi la population en butte avec la police, les jeunes d’origine maghrébine sont plus souvent que les autres des « clients » du système judiciaire. Pour eux, le dérapage avec des policiers a des conséquences pénales plus lourdes que pour les autres, et ceci parce qu’ils sont plus que les autres des « habitués » du système judiciaire.
L’effet produit sur les populations en question est indéniable. Une discrimination apparente, par définition, cache ses causes (que la statistique qualifie justement de « variables cachées »). Que des jeunes camarades rassemblés en un après-midi dans une chambre correctionnelle voient passer d’autres camarades jugés pour ce type de délits et constatent la sévérité différentielle du tribunal, et l’effet produit sur la conscience collective est autant catastrophique que très difficilement réfutable. Ce point relatif à l’articulation du policier au politique est décisif.
personnalisation des relations jeunes/policiers
Dans mon échantillon, pour 100 prévenus d’infractions à dépositaires, 87 policiers se constituaient partie civile en 2000-2003 (et demandaient à ce titre de l’argent en dédommagement) [2], soit deux fois plus que sur la période 1995-99 et six fois plus que sur la période 1985-94. L’infraction pensée comme une atteinte à l’État (« l’outrage à l’autorité publique ») est donc renversée. L’action civile re-personnalise une relation pourtant pensée en droit comme opposant un individu à l’État, à la puissance publique.
Ces infractions opèrent alors comme un élément d’intensification du lien unissant les policiers aux jeunes indisciplinés. Et ce d’autant plus si ces derniers sont d’origine maghrébine : la probabilité de voir un policier se constituer partie civile est en effet renforcée. Lorsque l’entrée dans la vie active ou, pour reprendre une expression sociologiquement plus juste, lorsque la sortie du système scolaire est marquée par la précarité, se savoir sanctionné d’une peine de 430 € et être redevable de 310 € à un policier (montants moyens sur la période récente) constitue une « option fidélité » forte à l’égard du système judiciaire.
Voilà notre racaille, « clientèle » policière ou judiciaire. Il s’agit des « personnes condamnées avant les actes » [3] : ces prévenus dont les propriétés pénales priment aux yeux du juge la nature des actes pour lesquels ils comparaissent et emportent une condamnation plus lourde. Cette clientèle a ceci de particulier qu’on y retrouve sur-représentées, en ce qui concerne les infractions contre l’autorité publique, les personnes nées au Maghreb ou portant un nom à consonance maghrébine.
clientélisation policière et politisation de l’existence
Ces fameux « connus des services de police » sont aussi des acteurs politiques. Très souvent à basse visibilité : les espaces urbains de socialisation, où se donnent à partager les expériences de confrontation avec la police et la justice, deviennent des espaces de politisation forte. Ces expériences, à l’exemple des outrages et rébellion, font ressortir une vérité indéniable : les Maghrébins sont sur-condamnés. Ces expériences débouchent parfois sur des modes organisés d’action politique, comme nous l’avions relaté à propos de Dammarie-lès-Lys [4].
Lorsque Abdelkader Bouziane, 17 ans, y avait été tué d’un tir policier, la ville avait été le terrain de nuits de violences collectives et un certain nombre de condamnations avaient été prononcées alors, qui s’ajoutaient pour certains aux condamnations consécutives aux émeutes survenues dans la ville voisine, Melun, à la suite d’un décès lors d’une course-poursuite avec des policiers. Lorsque, les 21 et 23 mai 2002, dans deux circonstances tout à fait distinctes, deux jeunes de différentes cités de Dammarie ont trouvé la mort, les mêmes acteurs ont cette fois recouru à l’action politique conventionnelle (appels à manifester par voie de tracts et d’affichage, manifestations tenues en centre-ville, à la préfecture ou à Paris, diffusion de communiqués de presse, etc.).
Mais l’événement de 2002 n’a pas subitement fait entrer ces jeunes, trentenaires pour la plupart, en politique. En politique, ils y étaient déjà, et ce par leur familiarité avec le système judiciaire. De la mort d’A. Bouziane le 17 décembre 1997 à l’ultime décision prononcée par une juridiction française, il s’est écoulé quatre ans. C’est en effet le 20 décembre 2001, cinq mois avant les deux décès de 2002, que la cour d’appel d’Orléans prononça un non-lieu définitif : « Le recours à la force armée dont est résultée la mort d’Abdelkader Bouziane sans intention de la donner, doit être considéré comme un acte de légitime défense ». De 1997 à 2001, tout un petit groupe d’amis, de proches, des « clients », des « connus des services », rassemblés autour de la famille Bouziane, ont suivi l’affaire, se sont frottés aux décisions judiciaires, aux juridictions, aux expertises, à la distinction entre la loi et la jurisprudence, à la différence entre « danger actuel et imminent » (qu’exige la loi) et « danger putatif » (qu’impose finalement la cour de cassation, depuis deux siècles, lorsque ce sont des policiers qui sont en cause). Ils étaient alors une dizaine de Dammarie à avoir fait le voyage en car à Orléans, ou bien encore quelques-uns, quelques mois plutôt, à avoir planté leur tente, avec le MIB (Mouvement de l’Immigration et des Banlieues) devant le Palais de justice de Versailles pour entendre l’acquittement du policier qui en 1991 avait tué, dans des circonstances analogues, le conducteur d’un véhicule à Mantes-la-Jolie [5].
Dans cette histoire collective, les carrières déviantes ou délinquantes de tout un ensemble de jeunes hommes ont aussi été des trajectoires de socialisation politique, de politisation [6]. Mais une communauté de sens n’offre pas à une mobilisation ses pleines conditions de félicité. Ces acteurs affaiblis par la précarité sociale, l’exposition au risque physique (et notamment à la mort au volant, survenue plusieurs fois depuis 2002) et la fragilité des statuts judiciaires, tout les éloigne des ressources stables et durables qui favorisent la pérennisation d’une protestation puis l’accès au champ politique. L’opposition des pouvoirs publics locaux fut durant l’été 2002 extrêmement résolue, visant à maintenir les protestataires dans le huis clos de leur confrontation avec la police, autour de la barre HLM où vivait le second défunt. Passé l’été, les forces des protestataires s’épuisèrent. En 2004, la barre fut détruite, les familles relogées.
Restent alors les audiences judiciaires. Les protestataires, en effet, sont à la fois visés par des poursuites (outrages, diffamations, exécution d’anciennes peines pécuniaires, port d’arme, etc.), mais aussi auteurs eux-mêmes de recours judiciaires contre leurs adversaires politiques (diffamation, perquisition illégale, incendie criminel de leur local, etc.). Les confrontations judiciaires avec les policiers ou avec les représentants de la mairie deviennent, par défaut d’arènes disponibles, et grâce à l’aide juridictionnelle, ou l’action bénévole d’une avocate militante, des ersatz d’espace public. Au fil des mois, des années, s’égrènent les occasions de confrontation de points de vue, devant la presse locale ou nationale - confrontations évidemment enserrées dans un cadre procédural d’airain, destiné, précisément, à empêcher toute subversion du juridique en politique, et qui frustre quasi systématiquement les protestataires de leur volonté d’exposer à la société la condition qui est la leur. D’audience en audience, d’affaire en affaire, la politisation de la clientèle se maintient dans une confrontation impossible avec les pouvoirs publics, qui circonscrivent ainsi à peu de frais les tentatives de politisation de la clientèle policière à l’enclos judiciaire.
Le recours au droit porte tout un ensemble de transformations majeures relatives touchant un segment social particulier, celui des « clientèles policières ». Il illustre d’abord, il faut le souligner, l’atténuation des confrontations physiques avec la police. Les entretiens menés avec les jeunes maghrébins confrontés à la police (par exemple dans Vacarme) montrent qu’ils sont d’ailleurs fortement conscients des souffrances autrefois endurées par leurs pères, et le droit devient un moyen privilégié d’effacer ce silence. Ils s’épuisent alors en confrontations judiciaires au cours desquelles le juge, et parfois même le ministère public, se font les témoins et les arbitres obligés de ces politisations forgées par le rapport à la police et brisées au seuil de l’espace public.
Le statut judiciaire (leur statut de « client ») est converti en identité politique (celle de victime d’injustice), et l’arène judiciaire est convertie en espace politique. Appuyées sur leurs ressources politiques propres (continues, abondantes, diversifiées), les édiles politiques locaux leur concèdent d’autant plus volontiers cette subversion qu’elle est la moins coûteuse pour eux. Ils confinent à la sphère judiciaire ce qui menace de devenir une question politique, ce qui menace de s’inviter sur la scène publique. Et, ce faisant, ils enferment ces jeunes si bien connus des services dans leur identité même, empêchant toute élévation de cette caractéristique en une identité politique positive, autre que celle de client du système judiciaire, autre que celle de « racaille ». Tout passage au politique induit une subversion, si minime soit-elle, de l’ordre politique lui-même. Les ressources en présence et les interactions avec les autorités publiques ont amené ces jeunes à investir dans l’épreuve judiciaire l’espoir d’ébranler l’édifice imposant des dignités et des indignités politiques. Mais, empiriquement considéré depuis le terrain même des luttes qui se livrent, on mesure le prix exorbitant de la réalisation de cet espoir, aujourd’hui déçu par ses conditions mêmes de possibilité.
[1] Ce texte est une version écourtée de « Sociologie politique de la racaille », publiée en avril 2006 dans l’ouvrage de Hugues Lagrange et Marco Oberti, Retour sur les émeutes, Presses de Sciences po, Paris. Nous ne développons pas ici la partie relative aux observations menées auprès des Brigades anti-criminalité en grande banlieue de Paris. Merci à l’éditeur d’avoir autorisé la présente publication.
[2] Les intérêts civils prononcés sont en 2000-2003 en moyenne sur ce tribunal de 180 € par policier victime ; ceux-ci obtiennent difficilement leurs intérêts, compte tenu des difficiles procédures de recouvrement des intérêts civils lorsque les condamnés ne sont pas solvables.
[3] Bruno Aubusson de Cavarlay, « Hommes, peines et infractions. La légalité de l’inégalité », L’Année Sociologique, 35, 1985, p. 275-309.
[4] Voir « Dammarie-lès-Lys, les militants de l’incertitude », Vacarme n°21, automne 2002.
[5] Sur ces événements de Mantes-la-Jolie, voir M. Abdallah, « L’affaire Youssef Khaïf dans les médias », Vacarme n°17, 2001
[6] Entendons ce terme dans l’acception que lui confère Jacques Lagroye : toute politisation est une « transgression de la distinction institutionnalisée et vécue entre [divers] ordres d’activités » (« Les processus de politisation », in Jacques Lagroye, dir., La politisation. Paris, Belin, 2004, p.365). Ici, l’arène judiciaire devient investie de questions politiques ; par conséquent, le juridique est subverti en politique. On mesure d’autant mieux, dans nos banlieues, la force de subversion de la politisation lorsque l’on constate combien la plupart des associations éloignent, évitent, étouffent, l’expression politique en leur sein (voir Camille Hamidi, « Engagement associatif et rapport au politique. Le cas des associations locales issues de l’immigration », Revue française de science politique, 56, 1, 2006, p. 5-25).
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