16/10/2007

Belle analyse combative du sarkozysme

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Voir Nicolas Sarkozy largement élu président de la République après douze ans de chiraquie, et assister dans le même temps à l’effondrement de toute la gauche, modérée comme radicale, oblige à prendre acte de cette étrange événementialité. En un sens, nous sommes tous pris dans ce triste constat et de partout fusent les mêmes appels : comprendre et reconstruire, analyser et refonder, résister et créer du nouveau.

Vacarme 41 / chantier généalogies d’une rupture
avant-propos
par Mathieu Potte-Bonneville & Pierre Zaoui

Voir Nicolas Sarkozy largement élu président de la République après douze ans de chiraquie, et assister dans le même temps à l’effondrement de toute la gauche, modérée comme radicale, oblige à prendre acte de cette étrange événementialité. En un sens, nous sommes tous pris dans ce triste constat et de partout fusent les mêmes appels : comprendre et reconstruire, analyser et refonder, résister et créer du nouveau. Difficile pourtant d’échapper alors à deux écueils : se laisser happer par le sarkocentrisme et assister, effaré, à l’auto-transformation de sa révulsion en fascination perverse ou en flatus vocis ; se perdre dans la quête infinie de nouveaux fondements, de nouvelles organisations, de nouvelles formes de résistance. Le couple conceptuel « trous noirs/mur blanc » inventé par Deleuze et Guattari dans Mille plateaux pour expliquer la puissance obsédante de certains visages, leur pouvoir de capture, décrit bien le premier écueil. Sarkozy apparaît en effet tantôt comme un parfait « trou noir » absorbant tout ce qui l’entoure, critiques autant qu’éloges, l’essentiel étant d’occuper sans répit le cœur de tout l’espace public ; tantôt comme un parfait « mur blanc », pur signifiant sans signifiés, sur lequel se brisent toutes les tentatives pour en extraire une vérité quelconque, l’essentiel n’étant pas d’être ceci ou cela, mais d’être « Sarkozy ». Le second écueil est peut-être mieux décrit par la psychanalyse : désirer refonder, reconstruire, résister, inventer, créer, est souvent moins le premier pas vers le dépassement de son impuissance, que le symptôme d’un échec à l’affronter effectivement. « Ne demande « que faire ? » que celui dont le désir s’éteint », est-il écrit avec une méchante lucidité dans Télévision de Lacan.
rupture ?

Si ces deux écueils pointent vers une même angoisse — celle de ne pouvoir plus rien énoncer, contre l’autre ou pour nous-mêmes, qui ait un sens quelconque —, il convient peut-être de déplacer la question : chercher d’abord, non pas que dire, mais avec qui parler. Sortir de l’hypnose présidentielle suppose de se rappeler que nous ne sommes pas seuls, qu’un vaste cycle a vu, depuis vingt ou trente ans, s’installer ailleurs des « hommes forts » ou des « dames de fer » œuvrant, avec le consentement de leurs électeurs, à l’accroissement des inégalités, au démantèlement des formes de solidarité collective, à la généralisation du traitement policier et carcéral de la pauvreté, à la stigmatisation des minorités, à la banalisation des formes autoritaires d’exercice du pouvoir et de contrôle de l’information. Parler avec ceux qui ont eu à connaître de telles expériences, et à y survivre, permet de mesurer la reconfiguration de l’horizon politique mondial, qui suit la « mondialisation » économique et culturelle ; mais cela oblige aussi, au fil des discussions, à mesure que ces expériences se révèlent moins homogènes qu’on pouvait le croire, à trouver les mots propres à qualifier ce qui nous arrive : à retrouver, contre la bouche bée ou les mots imposés, la possibilité de nommer ce qui se passe. Après tout, de quoi parle-t-on ? Quel nom commun donner au processus en cours, au-delà du nom propre de son initiateur ? Répondre à cette question suppose de statuer sur la manière dont cette politique se baptise elle-même « rupture » tout court, rejetant tout qualificatif, prétendant par là à la fois échapper à toute identification, et voler à l’héritage révolutionnaire l’horizon et la promesse d’une nouveauté radicale, d’un avenir inouï.
réaction ?

De cette prétention, on peut d’abord dénoncer l’inconsistance : il n’y aurait dans le sarkozysme, comme dans le thatchérisme ou le reaganisme, absolument rien de « révolutionnaire ». Sous la « rupture », il faudrait lire, très classiquement, un mouvement de réaction, de restauration ou de contre-révolution, marqué par trois critères : 1/ réellement, par une politique de classe profondément cohérente consistant à soutenir toutes les formes existantes de domination, y compris, comme dans le Guépard de Lampedusa, la bourgeoisie montante bien qu’on soit aristocrate (ou, dans le cas de Sarkozy, y compris les rentiers bien qu’on prétende défendre la seule valeur travail, ou les professeurs en place bien que le but affiché soit d’en réduire et le poids et l’influence) ; 2/ idéologiquement, par le retour à des valeurs traditionnelles censément bafouées ou oubliées aux dépens d’idées et d’expérimentations jugées nocives ; 3/ individuellement, par une frénésie de palinodies et de courses aux postes du côté des anciens adversaires dont le pouvoir peut encore avoir besoin, et par un déchaînement d’amertume du côté des anciens penseurs de ladite contre-révolution, exaspérés d’être mis sur la touche par les compromis dont un tel pouvoir ne peut se passer.

Un tel tableau des politiques de droite qui balaient le monde occidental depuis vingt-huit ans n’a rien d’incongru. Sa limite est toutefois d’en écraser toute nouveauté, au risque d’entrer soi-même dans une logique réactionnaire : dire que Reagan, Thatcher, Sarkozy, d’autres encore, n’ont rien inventé, ne serait-ce pas dire qu’ils n’ont rien changé et s’interdire de chercher des armes nouvelles pour leur résister efficacement ? L’autre côté du problème apparaît alors : s’il s’agit, non de retrancher le mot de rupture, mais de le compléter par des concepts qui le caractérisent, on doit se demander quel sens donner aux adjectifs qui la désignent tantôt comme « révolution libérale », et tantôt comme « révolution conservatrice ». Que faire, surtout, de la contradiction qui semble miner ces caractérisations adverses ? Comment, s’il y a quelque raison de tenir à ces notions, éviter qu’elles apparaissent, du fait de cette opposition, confuses et impraticables, nous réduisant encore plus au silence ?
révolution ?

Libérale, ou conservatrice ? À première vue, il n’y a rien de paradoxal à parler de « révolution libérale ». D’une part, le libéralisme a partie liée avec les grandes révolutions de l’âge classique : les Anglais coupent la tête de leur roi un siècle et demi avant nous ; le libéralisme américain s’inaugure dans une guerre d’indépendance ; Kant ne cachait pas son « enthousiasme » pour la Révolution française de 1789 portée essentiellement par les libéraux français. La lutte contre les privilèges et pour l’avènement de l’individu autonome n’a rien en soi de conservatrice. D’autre part, les néo-libéraux d’aujourd’hui prétendent effectivement refuser tout consensus et tout statu quo pour transformer radicalement le monde, pour ôter à la conception de la politique du XXe siècle son noyau fondamental : la primauté de la question sociale. Simultanément, l’adjectif « conservateur » convient tout aussi bien à ces dites révolutions libérales, dès lors qu’on les regarde sous leur autre face : d’abord, les porteurs de ces révolutions se sont recrutés dans les rangs de ceux qu’on appelle traditionnellement les conservateurs (républicains américains, tories, gaullistes, droites italienne ou espagnole). Ensuite, de telles révolutions n’ont généralement produit qu’un libéralisme hémiplégique. Au libéralisme dans l’ordre économique y répond un anti-libéralisme farouche dans l’ordre culturel et sociétal, notamment aux États-Unis : réduction des libertés fondamentales, répression hygiéniste et moralisatrice de pratiques privées (cigarettes, drogues, prostitution...), alliance avec les fondamentalistes, défense de la peine de mort et des communautés religieuses, condamnation de l’homosexualité et de l’avortement.

Encore faut-il justifier que le conservatisme puisse être révolutionnaire, quand les deux termes paraissent si diamétralement opposés. Cette tension a deux intérêts : elle montre que le changement, le mouvement, les transformations sociales radicales — bref toute l’érotique de la révolution est passée maintenant du côté de l’ordre et des conservateurs. Elle suggère surtout, par son allure d’attelage un peu criant, l’aspect le plus inédit du phénomène : cet alliage d’un libéralisme économique cette fois réellement assumé (et non pas supporté « faute de mieux » comme au XIXe siècle) et d’un conservatisme en matière de mœurs et de culture (cette fois bien davantage feint et calculé qu’au XIXe siècle). Autrement dit, si ces révolutions conservatrices méritent bien ce nom, c’est parce qu’elles s’appuient sur les couches les plus conservatrices mais pour, en réalité, mieux transformer la société au profit d’autres classes montantes : celles des nouveaux jeunes turcs de la finance et des affaires.
rénovation ?

Contre-révolution où la « rupture » se contente de donner des habits neufs à la réaction, ou révolution effective usant du conservatisme comme d’un cheval de Troie ? Peut-être faudra-t-il faire alterner, dans le regard porté sur les cinq ans à venir, ces deux grilles de lecture, tant le régime semble encore hésitant, et tant chacune de ces interprétations est nécessaire pour corriger les défauts de l’autre, et pour parer aux tentations qu’elle fait naître. S’il est, en effet, urgent de ne pas céder à l’illusion que « rien ne change » pour demeurer attentif à la politique d’un Sarkozy, il est tout autant indispensable de demeurer lucide sur ce que comporte d’escroquerie idéologique cette captation droitière de l’héritage révolutionnaire, et sur le fait qu’il n’est, en aucune façon, possible de voir dans le vide et la misère qu’elle suscite des opportunités.

Une telle vigilance a un enjeu immédiat. Parmi les illusions que suscite l’accaparement par l’adversaire des gestes et des catégories historiques de la gauche, on voit percer celle-ci : nous pourrions compter sur Nicolas Sarkozy pour mettre à bas les structures vermoulues d’une gauche dite « de gouvernement », structures qui n’opposent depuis des années qu’arrogance et surdité aux propositions venues des mouvements sociaux, sans être pour autant capables de conduire effectivement jusqu’à l’exercice du pouvoir. À ce compte, le triste spectacle donné par le PS dans l’après-6 mai, le débauchage d’une partie de ses cadres par le gouvernement en place, constitueraient les prémices d’un effondrement qu’il s’agirait de précipiter — une partie des stratégies de vote lors de l’élection présidentielle obéissait déjà à ce schéma. Cette nouvelle version d’une vieille idée (la « cure d’opposition ») trouve, on le voit, des accents dialectiques : puisque la droite s’est approprié la posture révolutionnaire, pourquoi ne pas compter sur elle pour mener une révolution dans notre propre camp, et balayer ces institutions qui ont coûté au sympathisant de gauche tant de frustrations et de concessions, tant de couleuvres à avaler, tant de pavés sur tant de langues, tant de soutiens à des candidats qui nous en surent à chaque fois bien peu gré ?

Il faut le reconnaître : l’intensité de ce désir, l’envie de faire place nette ne se laissent pas aisément écarter au nom du principe de raison. Il serait pourtant étrange de prendre à ce point au sérieux les prétentions sarkoziennes à la rupture qu’on les crédite de la capacité d’accomplir une transformation dont la gauche, pour elle-même, s’est montrée incapable depuis autant d’années. D’autre part, il y a dans cette détestation des vieilles structures, dans ce désir de voir crouler les appareils, une foi en la spontanéité qui ressemble un peu trop dans l’autre camp à l’exaltation de la libre initiative, des personnalités singulières et de la force intrinsèque des idées. Tenir à ceci : si la politique de Sarkozy nous est insupportable, c’est entre autres parce que, tout en se soutenant silencieusement d’une formidable machine électorale, elle clame haut et fort son mépris des structures intermédiaires, son indifférence à tout ce qui permet d’agencer du collectif, son incompréhension de la façon dont les groupes et les organisations peuvent rendre les individus plus intelligents, plus résolus, plus inventifs, qu’ils ne le seraient isolément. En un sens donc, on ne peut à la fois vitupérer le culte de la personnalité qui s’installe et désirer la mort de ce qui, dans notre camp, subsiste de dispositifs anonymes, de procédures et de machines, si branlantes qu’elles soient. Reste qu’on ne peut pas davantage défendre ces dernières contre ceux qui les entretiennent dans leur étanchéité maladive, quand ils ne les quittent pas purement et simplement pour des cieux plus payants. Accaparement pour accaparement, reste alors à se demander ce que pourrait vouloir dire « l’ouverture » dans les structures de la gauche, au moins sur deux plans : celui des rapports entre les cadres politiques et les mouvements issus de la société civile (problème auquel le thème de la participation n’apporte qu’une réponse partielle, tant il s’attache à contourner la dimension organisationnelle et associative) ; celui des procédures de sélection et de désignation des représentants, à la fois au sein des diverses organisations et entre celles-ci.

Plutôt que de se perdre dans des propositions abstraites ou utopiques, tentons d’entendre la voix de tous ceux qui, ici ou ailleurs, se sont trouvés pris dans la même double pince : essayer de comprendre ce qui leur tombait sur la tête sans rêver de mimer l’adversaire dans l’invention de nouvelles formes de résistance ou de réorganisation de l’opposition politique. C’est en tout cas tout l’enjeu de la série d’entretiens qui suivent.

Dossier coordonné par Mathieu Potte-Bonneville

Les textes de ce dossier sont accompagnés, dans la version papier de la revue, par les interventions graphiques d’Anne Desrivières (grille et vignettes "découper pour mieux régner") et de Pascal Colrat, Gilles Dupuis, Christophe Le Drean et Oscar Tango.




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