08/12/2007

«Sarkozy, nous voilà...»

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Rencontre avec Alain Badiou
«Sarkozy, nous voilà...»
Le penseur phare de la gauche radicale publie «De quoi Sarkozy est-il le nom ?» Une réflexion polémique devenue un succès de librairie


Le Nouvel Observateur. - Un tremblement de terre, une désorientation complète de tous les repères politiques, c'est ainsi que vous présentez l'élection de Nicolas Sarkozy. Qu'est-ce qui lui confère une telle spécificité ?

Alain Badiou. - Cet événement marque la fin d'une séquence. Celle de l'union tacite entre gaullistes et communistes qui formait le ciment de la politique nationale depuis la Libération : intervention économique de l'Etat, mesures sociales, distance critique envers les Américains. D'où la période de confusion à laquelle on assiste, tous ces ralliements de gauche à une figure pourtant singulièrement réactionnaire. C'est le signe que le transcendantal politique de la France est brisé.
N. O. - Vous allez jusqu'à opérer une analogie entre sarkozysme et pétainisme. Qu'est-ce qui permet, selon vous, ce rapprochement historique pour le moins audacieux ?
A. Badiou. - Il n'y a pas de ressemblance au sens strict, mais un esprit commun. J'appelle «pétainisme» une forme particulière de la réaction française, qui existe au fond depuis 1815. Premier trait : présenter une politique capitularde comme une régénération nationale. La «rupture», c'est quoi ? Le démantèlement des acquis sociaux, le fait que les riches paient moins d'impôts, qu'on privatise de façon rampante l'université, qu'on donne les coudées franches aux affairistes. Cette façon de déguiser une soumission au capitalisme mondialisé en révolution nationale relève en soi du «pétainisme», au sens formel. Deuxième trait : une répression administrative très dure, visant des groupes tenus pour étrangers à la société «normale». Il ne faut tout de même pas oublier que la dernière élection s'est gagnée sur la capacité à capter les électeurs du FN. Créer des suspects, les Africains, ou les musulmans, ou les jeunes des banlieues, figures nébuleuses à réprimer et à surveiller, est une activité essentielle du nouveau pouvoir, loin d'être seulement son ornement extérieur.
N. O. - Vous évoquez aussi un retour à l'esprit du XIX«siècle, décrivant des capitalistes décomplexés, animés par l'idée que les pauvres sont des paresseux, les Africains, des arriérés....
A. Badiou. - Il s'agit d'un phénomène mondial, pas simplement français. La cause majeure, c'est bien sûr l'effondrement provisoire de l'hypothèse communiste. Tant que celle-ci vivait, les dominants étaient obligés de négocier âprement leur pouvoir, parce qu'une autre voie existait, et qu'une conviction populaire et intellectuelle la soutenait massivement. Maintenant, i la bourgeoisie est dans le lâche soulagement : l'«idée» est discréditée, les Etats communistes sont eux-mêmes devenus capitalistes. Le capitalisme peut à nouveau se présenter comme la solution indépassable, et l'argent être réintroduit comme valeur. Sarkozy est l'homme de tout ça. L'«homme de la situation». Au fond, c'est le premier vrai poststalinien français. (Rires.)
N. O. - On ne vous sent pas très optimiste concernant les chances d'une reconstruction de la gauche face à cette lame de fond sarkozyste... Que faire, pour reprendre le mot d'un de vos devanciers ?
A. Badiou. - On peut prévoir que la gauche sociale-démocrate française va être amenée à s'accommoder aux données du libéralisme mondialisé, à se «strauss-kahniser». Cela s'est passé dans les autres pays européens, il n'y a pas de raison pour que la France y échappe. L'extrême-gauche est elle aussi face à un vaste chantier. La phase confuse et groupusculaire va durer très longtemps. C'est bien normal, puisque nous sommes au début du XIXe siècle ! Les forces émancipatrices sont au début d'une longue marche.
N. O. - Autre marqueur idéologique du sarkozysme : le ralliement à un système américain pourtant lui-même largement décomposé... Comment l'interprétez-vous ?
A. Badiou. - Je pense qu'il était extrêmement important pour Sarkozy de montrer rapidement que le gaullisme était mort. D'où son positionnement rapide en chouchou de Bush. Mes amis américains sont horrifiés, à vrai dire. La France reste un mythe là-bas. Ce que vous ne comprenez pas, leur dis-je, c'est à quel point la France est profondément réactionnaire en ses tréfonds. Le Front populaire a tout de même débouché sur Pétain. Mai-68, sur une Chambre des Députés bleu horizon. Si vous la prenez dans sa masse, elle est assez horrible, la France. Attention, c'est un patriote français qui dit ça. Quelqu'un de très attache a ce pays.
N. O. - C'est-à-dire ?
A. Badiou. - Deux choses m'y rattachent profondément. La grande tradition du rationalisme français bien sûr, de Descartes à Lacan, en passant par les Lumières. Et puis, une poignée de gens, dont la Résistance offre l'image absolue. Au bout du compte, la France a toujours été sauvée par les acrobaties d'un tout petit nombre.
C'est sur celui-ci qu'on doit continuer à miser.

«De quoi Sarkozy est-il le nom ?», par Alain Badiou, Editions Lignes, 156 p., 14 euros. (Retrouvez l'entretien en vidéo sur BibliObs.com.)


Alain Badiou

Né en 1937, Alain Badiou est l'un des plus grands noms de la philosophie mondiale. Enseignant à l'ENS de la rue d'Ulm, il est l'auteur de classiques comme «Théorie du sujet» ou «l'Etre et l'Evénement».

Aude Lancelin
Le Nouvel Observateur



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