15/06/2007

Beau Boulot :-)

Partager
De l'ambiguïté de la «valeur travail»/Rue 89
Par Nestor Romero (Ancien enseignant) 00H52 14/06/2007

Souvenez-vous de vos bulletins scolaires ou regardez attentivement ceux de vos enfants. Le travail y est foisonnant, cause et raison de tout: "bon travail", "assez bon travail", "travail médiocre", "insuffisant", "irrégulier", "bâclé", "peu de travail", "manque de travail"... Et voici que l'on nous assène depuis trop longtemps déjà la "valeur travail". Ne serait-il pas à propos d'y regarder de plus près? Voyons.

Il se pourrait bien que l'intense sollicitation à laquelle est soumise cette locution soit due, moins à la lumière qu'elle répand qu'à l'ambiguïté qu'elle diffuse. N'associe-t-elle pas, en effet, le terme valeur, connoté très avantageusement quel que soit le champ sémantique dans lequel on le considère, au terme travail, qui n'est pas parvenu, pour l'immense majorité des "travaillants", à se défaire de sa tare étymologique qui le définit comme tourment?

L'expression, en outre, n'est-elle pas porteuse, dans l'usage qui en est fait aujourd'hui, d'une dimension éthique en même temps que d'une promesse d'efficacité miraculeuse dans les soins à porter aux maux dont souffre la société?

Quoi qu'il en soit, le discours dominant (dominant en ceci qu'il est produit par les structures de pouvoir dominantes) tend à parer le travail de toutes les vertus jusqu'à lui conférer de la dignité et à le poser comme sacré. Discours qui, corrélativement, condamne absolument et exclut comme amorale toute déclaration de la forme: "Je n'aime pas le travail" ou "Mon travail est une souffrance quotidienne" ou encore, par exemple, "Je ne veux pas travailler, je veux vivre".

De sorte que l'on est tenté de mettre en regard de cette apologétique quelques observations bonnes à interpeller un propos dont l'évidence paraît inaltérable, celles-ci par exemple: "Ce qu'il y a de sordide et de misérable dans la condition d'un homme travaillant et dans une civilisation fondée sur des hommes travaillant.[...]A ce prix-là, il y a une chance sur dix d'échapper à la plus sordide et la plus misérable des conditions: celle de l'homme qui travaille." (A. Camus, "Carnets", p. 106, 107, Gallimard).

L'ex-candidat de la droite n'incitait-il pas chacun, dans son discours d'intronisation, à "ne pas oublier Camus"? Poursuivons donc la lecture des "Carnets": "On parle beaucoup en ce moment de la dignité du travail, de sa nécessité. M. Ginoux (économiste libéral), en particulier, a des opinions très précises sur la question...
Mais c'est une duperie. Il n'y a de dignité du travail que dans le travail librement accepté. Seule l'oisiveté est une valeur morale parce qu'elle peut servir à juger les hommes. Elle n'est fatale qu'aux médiocres. C'est sa leçon et sa grandeur. Le travail au contraire écrase également les hommes. Il ne fonde pas un jugement. Il met en action une métaphysique de l'humiliation. Les meilleurs ne lui survivent pas sous la forme d'esclavage que la société des bien-pensants actuellement lui donne...

Je propose qu'on renverse la formule classique et qu'on fasse du travail un fruit de l'oisiveté. Il y a une dignité du travail dans les petits tonneaux faits le dimanche. Ici, le travail rejoint le jeu et le jeu plié à la technique atteint l'œuvre d'art et la création tout entière...
J'en sais qui s'extasient et s'indignent. Eh! quoi, mes ouvriers gagnent 40 francs par jour..." (pp. 114, 115)

Bien entendu, la notoriété de l'auteur, sa qualité de moraliste et de philosophe incontesté ne suffisent pas à établir l'incontestabilité de ses propos. Cependant ils mettent en évidence, d'une part, l'absence de modernité de la question, "modernité" pourtant à laquelle prétendent les deux principaux candidats et montrent, d'autre part, que l'idée du travail posé comme "valeur" et comme objet de dignité est parfaitement contestable et a été contestée depuis fort longtemps (depuis vingt-cinq siècles pour le moins) par des esprits dont nul, en revanche, ne s'aviserait de contester la vivacité.

En outre, cette sacralisation du travail ne parvient pas à occulter, pour qui tend une oreille attentive, une certaine fébrilité dans le propos, comme s'il était à redouter que l'idée ne vint, à toutes celles et ceux qui "n'aiment pas le travail", pris un beau jour de printemps par une irrépressible envie de vivre, que l'idée ne leur vint, de faire cesser le tourment. De sorte que le discours du travail sacré, soumis à cette fébrilité, apparaît comme une protreptique propre à prévenir une occurrence qui, comme cela s'est déjà vu (au moins deux fois au cours du siècle dernier) met en question une structure sociale fondée sur la domination d'une "élite" précisément productrice du discours de la "dignité du travail".

Il importe donc d'interroger aujourd'hui cette "valeur travail" dans la mesure où, précisément, l'élite dominante se saisit du travail pour le poser comme valeur. Car il ne s'agit pas ici, de toute évidence, du travail pris comme mesure permettant de fixer la valeur d'une marchandise. Il ne s'agit pas d'une définition économique de la valeur du travail telle que, nous disent les professeurs d'économie, elle a pu être développée par Adam Smith, Ricardo puis Marx, mais du travail comme valeur éthique, comme valeur porteuse, pourrait-on dire à la lecture des proclamations, d'une dimension prométhéenne.

Il est alors légitime d'interroger le terme lui-même: ce travail est-il "opus" (œuvre), "labor" (travaux serviles, douloureux) ou "tripalium" (tourment, torture)? Bref, de quoi parle-t-on concrètement?

Par exemple, est-on en droit de se demander, les deux principaux ex-candidats, apologistes de la valeur travail, travaillent-ils? Si la réponse est affirmative comme il paraît naturel, ne vient-il pas la question suivante: que fait alors le monsieur que je vois creuser une tranchée dans ma rue, agrippé à son marteau-piqueur, tout le jour et jour après jour? Que font ces millions de femmes et d'hommes agrippés à des marteaux-piqueurs de toutes sortes? Que font ces femmes et ces hommes que la nausée saisit dès le réveil, à la perspective de la journée de "tourment" qui s'annonce, grise de routines inéluctables, de cette journée identique à tant d'autres au point qu'elle pourrait ne pas être vécue, de cette journée en cela mortifère?

Mais si l'on dit que cette multitude travaille, n'est-il pas évident que les deux principaux ex-candidats, eux, ne travaillent pas? Que font-ils alors? Ils jubilent. Non que jubilant ils ne dépensent pas d'énergie, loin de là, mais, ce faisant, ils s'épanouissent comme s'épanouit sans cesse leur sourire. Ils dépensent de l'énergie sans compter, mais ils ne travaillent pas, car toute dépense d'énergie n'est pas travail, elle peut être jouissance, intense.

Il n'est donc pas possible de désigner par le même terme une activité qui meurtrit, au sens propre, qui rapproche de la mort, et une activité émancipatrice c'est-à-dire qui favorise l'épanouissement de celui ou celle qui s'y livre.
Telle est donc l'ambiguïté relative au seul terme travail quand il désigne indifféremment deux activités, non seulement différentes, mais radicalement opposées, quand il abolit par un usage indiscriminé l'opposition émancipation/aliénation.

Mais cette ambiguïté se renforce de la juxtaposition des deux termes "valeur" et "travail". Si, comme nous l'avons vu, la connotation éthique de l'expression ne fait pas de doute, il n'en reste pas moins que le terme "valeur" renvoie évidemment au champ de l'économie, au monnayable, ce que confirme volontiers le candidat de la droite quand il lance son slogan: "Travailler plus pour gagner plus".

La valeur, ici, est bien celle de la quantité de travail à fournir, exprimée par unité de temps, permettant d'accroître la quantité d'argent perçue en échange de cette quantité de travail fourni.
On ne manquera pas de noter qu'il n'est rien dit du contenu de ce travail ainsi fourni, qu'il n'est rien dit de la qualité de ce qui est vécu pendant ce long temps de travail. La vie est évidemment rejetée au-delà du temps consacré au travail et elle est d'autant plus courte que le temps du travail est plus long.

Le mode de vie ainsi esquissé par le "travailler plus pour gagner plus" est celui qui réduit le temps de la vie à celui de la consommation. En effet le "travailler plus" est de l'ordre de la "non-vie", il est le temps long d'autant plus long que l'on veut gagner plus. Le temps de la vie est alors nécessairement le temps court, d'autant plus court que l'on veut gagner plus, il est le temps où se dépense le "plus" gagné, il caractérise la vie comme pure consommation.

A l'exact opposé de ce travail "aliéné", l'activité "jubilatoire" est émancipatrice en ceci qu'elle ne rejette pas la vie en un autre temps mais qu'elle est la vie même, toute la vie, celle qui permet au vivant de solliciter, de développer toutes ses potentialités, tous ses talents. De sorte que le temps s'en trouve unifié et non plus fragmenté entre vie et non-vie, il n'y a plus d'après travail, on travaille sans cesse, on travaille... à loisir.

Loisir, en effet, est bien le terme qui convient pour désigner le "travail librement accepté" comme le dit Camus, reprenant le terme de nos vieux Grecs qui eux ne s'embarrassaient pas d'ambiguïtés et confiaient le travail aux esclaves de manière que les hommes libres puissent s'adonner au loisir, c'est-à-dire à la politique, à la philosophie et aux arts.

Aristote nous raconte lumineusement ("Ethique à Nicomaque") comment la vie n'est pas divertissement mais loisir (nul besoin de divertissement quand on vit à loisir), comment les esclaves sont ceux qui "ne vivent pas" car comment vivraient-ils puisque tout leur temps est consacré aux tâches auxquelles l'homme libre ne saurait sacrifier sans aliéner sa liberté? Mais, poursuit le philosophe, "nul ne songe à faire participer un esclave au bonheur, sauf si on le fait participer à la vie" (p.307, GF, 1992).

C'est donc bien au loisir, au sens du grec "skholê" (d'où vient notre «"école", n'en déplaise à certains "républicains", sauveurs de b.a.-ba, l'école est bien le lieu du loisir, mais...) que se consacrent nos ex-candidats. Au loisir c'est-à-dire à une activité librement choisie par un citoyen qui n'est pas astreint aux tâches matérielles, manuelles, ménagères. Sachant cependant que le loisir est aussi éloigné de l'oisiveté que du travail.

Les choses étaient donc claires voici vingt-cinq siècles et même un peu moins. Mais il a bien fallu abolir l'esclavage, abolition par laquelle progresse la justice, sans doute, mais qui, ce faisant, brouille le sens du mot travail en établissant une confusion entre travail libéré, c'est-à-dire loisir, et travail aliéné, c'est-à-dire tourment.

En outre l'association des mots "valeur" et "travail" en ajoute à l'ambiguïté par le glissement sémantique du champ de l'économie à celui de l'éthique qui s'opère ainsi, faisant apparaître le travail, n'importe quel travail, comme sacré et par conséquent "l'amour du travail", de n'importe quel travail, comme fondement moral de toute vie en société.

C'est ainsi que la morale du travail, la "valeur travail", par l'indistinction qu'elle établit entre le travail-loisir et le travail-tourment, s'instaure naturellement comme instrument social de domination. Naturellement, c'est-à-dire avec l'assentiment des dominés eux-mêmes, selon le processus décrit par Etienne de La Boétie dans son "Discours de la servitude volontaire". La morale du travail sacré se donne comme naturalité.

Cette morale s'instaure ainsi dès l'école maternelle, où elle commence à être assenée et, contrairement à ce que prétendent les nostalgiques de la sentence quotidienne inscrite au tableau en belle ronde, elle imprègne l'activité scolaire, réduisant tout effet à une seule cause: le travail. Celui-ci est alors posé comme cause en dernière instance de l'échec aussi bien que de la réussite comme le montre la litanie de ces "appréciations" qui constellent les bulletins de notes. C'est ainsi que la morale du travail s'instaure, dès le plus jeune âge, non seulement comme tourment mais comme culpabilité. Est coupable celui qui ne se soumet pas au tourment.

Et le tourment est d'autant plus grand que les enfants qui le subissent sont issus d'un milieu dont la langue est plus éloignée de celle de l'école. La culpabilité, alors, qu'ils expriment comme ils peuvent, est d'autant plus insupportable qu'elle "frôle parfois la cruauté puisqu'il faut alors se considérer en tant que l'auteur d'un destin ressentit comme un échec" (François Dubet, Marie Duru-Bellat, "L'Hypocrisie scolaire", Seuil, 2000, p. 25).

Faire l'apologie de la "valeur travail", n'est-ce pas alors consentir à la division du monde entre la minorité qui jouit du "travail-loisir" et la majorité qui, à des degrés divers, sans doute, subit le "travail-tourment"? N'est-ce pas consentir à l'institution de la "valeur travail" comme lien social?

Ce lien (qui fait faute, paraît-il, depuis que le monde se "désenchanta") est celui par lequel chacun consent au sort qui lui est fait dans la grande fraternité du Travail et qu'il ne dépend que de lui de rendre plus souriant par une meilleure soumission au nouveau dogme: "travailler plus...".

Ainsi, le travail comme valeur, le travail sacralisé, apparaît à nouveau comme tentative de dépassement de la "tension" inhérente à toute société démocratique, (dont l'esclavage a été banni), tension produite par l'opposition entre la proclamation de la justice sociale, le mouvement, donc, vers l'égalité, et la hiérarchisation de l'activité sociale ou, comme l'on disait naguère, l'inéluctable division du travail.

Ce qui revient à dire que l'aspiration à la justice se heurte dans la société démocratique à la division de l'activité sociale entre travail-tourment et travail-loisir dans la mesure où la reproduction sociale ne peut que fonctionner grâce à une institution éducative dont la mission est moins de désigner une élite (nécessairement issue de la partie privilégiée de la population), ce qui ne présente guère de difficultés, que de désigner, par défaut, l'immense cohorte de celles et ceux qui auront à assumer les tâches inéluctables que nul ne choisirait d'assumer s'il avait le choix.

L'apologie du "mérite" et la poésie de "l'ascenseur social" que l'on entend déclamer en contrepoint de celle de la "valeur travail" ne font que mettre en évidence, par leur caractère d'exception, la règle de la reproduction sociale sans cesse vérifiée par les statistiques évaluant les réussites et les échecs scolaires. Il faut bien, tout de même, que les tâches inéluctables soient accomplies, et il y faut du monde.

L'ex-candidat de la droite lui-même quand il s'essaye à sortir de l'impasse ne parvient qu'à y retomber plus lourdement encore. Ainsi proclame-t-il: "Dans une société juste, les distinctions entre citoyens ne doivent pas dépendre de leur naissance, de la couleur de leur peau ou d'études lointaines: c'est le travail fourni qui doit être le critère de la réussite. Ceux qui veulent travailler plus doivent pouvoir gagner plus. Ils doivent pouvoir conserver le fruit de leurs efforts et l'utiliser pour préparer l'avenir de leur famille." Et pour cela, insiste l'ex-candidat: "Je veux que chaque Français puisse transmettre en franchise d'impôt sur les successions le fruit d'une vie de labeur."

Comment les citoyens ne dépendraient-ils pas de leur naissance quand on préconise, dans le même mouvement, la facilitation de la transmission? Sans compter cette autre sorte d'hérédité, sans doute la plus importante s'agissant de reproduction sociale, celle qui transmet la langue, le savoir et le savoir-être d'un milieu privilégié.

Et ce même ex-candidat de conclure: "Il faut aimer le travail et ne pas le détester"(!). Ce qui n'est pas seulement une incitation au masochisme à l'intention de tous ceux pour qui le travail est un tourment, mais probablement une ineptie, fort significative au demeurant.

Comment alors sortir de l'impasse? Comment tenter de concilier justice et travail? Ne faudrait-il pas commencer par reconnaître le travail-tourment comme tel, comme tourment? Et ne conviendrait-il pas de prouver l'estime dans laquelle on le tient et la dignité qu'on lui reconnaît en le rétribuant dignement, aussi dignement que le travail-loisir? Et ne conviendrait-il pas d'en raccourcir la durée, encore et encore, autant qu'il est possible, pour en reconnaître sa "pénibilité"? N'est-ce pas ainsi que serait reconnue sa nécessité, c'est-à-dire sa dignité? Commencer, dis-je, seulement commencer par là. Ne serait-ce pas justice?

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire