12/06/2007

Long mais instructif

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Sans-papiers : l’autre « chiffre » de la politique d’expulsion/ vu sur Mouvements des idées et des luttes Mars 07



par Damien de Blic -RESF
L’équivalent du déficit annuel de l’assurance vieillesse : c’est le coût des expulsions réalisées par le ministère de l’Intérieur depuis 2003.

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Novembre 2006 à Paris, dans le Xème, rafle à l’angle du bd de Strasbourg, des rues Château d’eau et des Petites écuries. Photos Patrick Sagnes/Zarma.

La lutte contre l’immigration clandestine constitue depuis les années 1970 un objectif déclaré des politiques migratoires définies dans la plupart des pays industrialisés. Pour la première fois cependant, cet objectif prend depuis quatre ans en France la forme d’un programme chiffrant précisément un nombre de reconduites à la frontière à réaliser chaque année. Cette initiative est due au ministre de l’Intérieur Nicolas Sarkozy qui, dans une circulaire en date du 22 octobre 2003, demande aux préfets de doubler à court terme les expulsions d’étrangers en situation irrégulière. La raison de cette instruction est précisée dans le texte : « L’exécution effective des décisions d’éloignement est la condition de crédibilité de toute politique publique de maîtrise de l’immigration. » Cette circulaire précède de quelques jours l’adoption par le Parlement français d’une loi « relative à la maîtrise de l’immigration et au séjour des étrangers en France » (promulguée le 26 novembre 2003) qui donne à l’administration les moyens de répondre aux nouveaux objectifs : accroissement de la durée maximale de rétention administrative, fichage systématique des demandeurs de titres de séjour, subordination de l’octroi de ces titres à des garanties d’ « intégration républicaine » notamment [1] .

Cette politique d’expulsions massives n’est pas revendiquée par le seul ministre de l’Intérieur, manifestement soucieux d’afficher sa fermeté en matière d’immigration dans la perspective de l’élection présidentielle de 2007. Elle est largement confortée par le Premier ministre Dominique de Villepin qui expose le 11 mai 2005 un « plan d’action de lutte contre l’immigration irrégulière » qui reprend à son compte les objectifs chiffrés par Nicolas Sarkozy en lui assurant le concours d’un comité interministériel et propose la création de « pôles départementaux » destinés à faciliter la gestion des éloignements d’étrangers irréguliers. Le nouveau dispositif, assorti de fortes pressions sur les préfectures, à qui sont fixées par le Ministère de l’Intérieur un nombre annuel d’expulsions à réaliser [2] , semble porter rapidement ses effets, comme en témoignent les chiffres bruyamment annoncés à la fin de chaque année civile : objectif de plus de 15 000 expulsions fixé en 2004, près de 20 000 en 2005, 24 000 en 2006, 28 000 pour 2007.

Dans la mesure où la volonté de faire du « chiffre » est au principe de la politique menée depuis 2003, il n’est pas inutile de se pencher sur l’autre chiffre que masque cette politique, à savoir son coût financier pour la collectivité. Ce chiffre-là, par contraste avec celui des reconduites, n’est guère mis en avant par les auteurs de cette politique. Seul Dominique de Villepin évoque, comme par lapsus, l’ « effort considérable » réclamé par les reconduites massives et va jusqu’à estimer leur coût à 67 millions d’euros pour l’année 2005 [3] . Le silence qui règne par ailleurs s’explique aisément dès lors qu’on prend la (dé)mesure de l’ensemble des moyens mobilisées pour atteindre le chiffre érigé en « priorité absolue » [4] de l’action du ministère de l’Intérieur depuis plus de trois ans.

Une politique d’expulsions conduite à tout prix

Il peut sembler déplacé d’aborder la politique de reconduite à la frontière sous un angle monétaire, tant son coût, bien avant d’être budgétaire ou économique, est bien évidemment un coût humain : mise en grand danger de personnes renvoyées dans des pays où elles sont parfois gravement menacées, familles disloquées, enfants séparés de l’un de leur parents, stigmatisation et culpabilisation des étrangers résidant en France… Ces maux répétés commencent aujourd’hui à être connus grâce à l’activité des collectifs militants attentifs aux droits des étrangers. La mise en parallèle des moyens déployés pour maximiser les reconduites à la frontière et des drames vécus par ceux qui en sont les victimes met un peu plus en lumière, toutefois, le caractère inhumain d’une logique du chiffre poussée jusqu’à l’absurde.

Pour sa seule partie émergée, la politique d’expulsion de sans-papiers mobilise l’équivalent de plus de 10 000 emplois à temps plein. Mais cette politique a aussi besoin de moyens beaucoup moins visibles, parce qu’ « empruntés » à des services normalement destinés à d’autres emplois : fonctionnaires affectés au centres de rétention, policiers assurant les interpellations, les gardes à vue et les transferts divers, escortes internationales vers les pays de retour, toutes les activités sans lesquelles les nombres fixés d’éloignement seraient tout simplement impossibles à atteindre. On peut ainsi raisonnablement estimer que c’est l’équivalent d’au moins 15 000 emplois à temps plein qui est consacré à l’expulsion des sans-papiers.

Nicolas Sarkozy justifiait en 2003 sa volonté d’éloignement systématique des étrangers en situation irrégulière par sa contribution à la « crédibilité » d’une politique de lutte contre l’immigration irrégulière. Il semble urgent d’interroger ce souci de crédibilité au regard de ces chiffres : si l’on suppose que le nombre de 28 000 expulsions sera atteint à la fin de l’année 2007, il aura fallu pour réaliser deux de ces expulsions l’équivalent de l’emploi annuel à temps plein d’un fonctionnaire. Si l’on traduit ces emplois sous une forme monétaire, ce sont donc au minimum 3 milliards d’euros [5] qu’auront coûté au total les expulsions réalisées depuis 2003 : l’équivalent du budget annuel du ministère de la culture ou encore deux années de fonctionnement de la ville de Marseille. C’est aussi le déficit de la caisse national d’assurance vieillesse prévu pour 2007. Compte tenu par ailleurs du coût humain individuel – lui inestimable – pour tous ceux qui auront été arrachés au territoire français et à toutes les attaches qu’ils ont pu y nouer, la démesure et l’absurde d’une politique fondée sur des chiffres qui ne semblent finalement servir qu’une « opération de communication » [6] apparaît ici dans toute son évidence.

Le difficile chiffrage des reconduites à la frontières

Dresser les comptes de la politique d’éloignement s’avère un exercice difficile. La Cour des comptes elle-même, malgré les moyens humains et matériels dont elle dispose, a dû renoncer à une évaluation du « coût global » de la lutte contre les séjours irréguliers, évaluation qui lui semble pourtant nécessaire au regard du caractère prioritaire donnée par le ministère de l’Intérieur à cette lutte. L’extrême difficulté du calcul correspond à différentes causes : une volonté du ministère concerné de masquer le coût d’une politique qui risquerait précisément de faire apparaître son caractère démesuré ; mais aussi le fait que les éloignements massifs ne reposent pas seulement sur la création de nouveaux moyens mais aussi sur le redéploiement de dispositifs destinés initialement à d’autres actions.

Certains coûts sont cependant bien visibles. Dominique de Villepin, dans l’interview citée plus haut, annonce lui-même un triplement entre 2004 et 2005 du budget consacré à la lutte contre l’immigration clandestine, de 33 millions à 100 millions d’euros, et l’affectation de 600 policiers supplémentaires à la Police de l’Air et des Frontières (PAF). Cet effort financier va croissant, puisque le budget 2007 de la Police national laisse apparaître une nouvelle hausse de 60 % de ce volet budgétaire largement consacré aux frais d’expulsions, à hauteur de 107 millions d’euros. D’après Carine Fouteau des Echos [7] , la prise en compte de la masse salariale fait croître le budget de la lutte contre « l’immigration irrégulière » jusqu’à 687 millions d’euros, soit l’équivalent de plus de 10 000 emplois à temps plein destinés à l’expulsion des sans-papiers.

Le gouffre des CRA

Une partie importante du budget que la Police nationale consacre à l’immigration irrégulière est dédiée à l’entretien des Centres de Rétention Administrative (CRA). Créés en 1984, les CRA ont pour but de retenir les étrangers en situation irrégulière avant leur éloignement du territoire national. Ils constituent une pièce essentielle du dispositif d’expulsion. Or, le coût de ces centres croît lui aussi dans des proportions spectaculaires. La multiplication des expulsions nécessite tout d’abord l’agrandissement des sites existants (au nombre de 19 au début de 2007) et la construction de nouveaux centres (trois sont prévus en 2007), l’objectif étant d’atteindre un nombre de 1 500 places disponibles à la fin de l’année 2007 contre un peu plus de 1 000 aujourd’hui. Les dépenses d’investissement relatives au CRA représentent dans le budget 2007 une somme de 270 millions d’euros, dont 48,5 millions d’euros destinés à la construction des nouveaux centres [8] .

Le nombre moyen d’étrangers hébergés quotidiennement en CRA augmente certes du fait du nombre croissant d’interpellations mais aussi en raison de l’allongement de la durée moyenne de rétention qui a doublé (de 5 à 10 jours) entre 2002 et 2005. L’effet conjugué de ces deux facteurs conduit ainsi à accroître fortement le nombre quotidien moyen de personnes en rétention qui passe de 370 en 2002 à 840 en 2005 [9] .

Or, le coût de chaque rétention augmente fortement dans le même temps. L’indicateur sur le coût moyen d’une rétention administrative, mis en place dans le cadre de la nouvelle Loi organique relative aux lois de finance (LOLF), prévoit un chiffre de 1 000 euros pour 2007 (contre 600 euros en 2004), sous l’effet non seulement des durées plus longues de rétentions mais aussi de « l’amélioration des prestations hôtelières » qui fait suite aux dénonciations répétées des conditions inhumaines de rétention des personnes en voie d’expulsion [10] . Encore cet indicateur semble largement sous-évalué puisqu’il n’intègre pas, par exemple, les charges liées aux heures de fonctionnaires consacrées à la rétention. Pas moins de 890 policiers étaient affectés aux CRA en mai 2006.

On soulignera au passage que parmi l’ensemble des personnes en rétention, une grosse majorité n’est pas effectivement expulsée : en 2005, seulement 32% [11] d’entre elles ont effectivement été reconduites à la frontière. Une avocate toulousaine cite le cas de quatre de ses clients ayant séjourné chacun 32 jours en CRA -séjour sans conséquences dramatique, aucun consulat ne les ayant reconnus. Elle calcule elle-même : « cette rétention administrative inutile a donc coûté 32 jours x 87,5 euros (chiffres pour 2006) x 4 personnes = 11 187,20 euros au contribuable français » [12] . S’il l’on se rappelle que cette situation concerne le tiers des détenus, soit environ 10 000 étrangers en 2006, on arrive à une dépense de près de 9 millions d’euros, absurde d’un point de vue financier mais parfaitement logique dans le cadre d’une politique où aucune occasion d’augmenter le chiffre d’expulsés ne doit être perdue…

La face cachée de la politique d’éloignement : les « rafles »

Le budget de la Police consacrée explicitement à l’immigration clandestine ou celui affecté au fonctionnement des centres de rétention peuvent ainsi donner lieu à des estimations en termes de coût, quoique largement sous-estimées en elles-mêmes. Mais ces dépenses « budgétisables » et donc partiellement visibles masquent tout un ensemble de moyens déployés pour atteindre les chiffres annuels d’éloignement qui ne font eux l’objet d’aucune évaluation. Avant d’être placés en CRA, les étrangers irréguliers doivent être interpellés. Or, les services de police spécialisés dans la lutte contre l’immigration clandestine (du type de la 12e section des renseignements généraux de la préfecture de Paris) ne peuvent à eux seuls assurer plus de 20 000 expulsions par an. Ce sont les forces de police locales qui sont dès lors sollicitées pour assurer que l’objectif soit atteint.

La contribution des forces de la police « ordinaire » à l’interpellation des personnes en situation irrégulière prend la forme de vastes opérations de contrôles d’identité sur la voie publique. Dans la circulaire du 22 octobre 2003 déjà citée, Nicolas Sarkozy demandait en effet aux préfets, en vue d’assurer un nombre suffisant d’éloignements, de mobiliser toutes les opportunités ouvertes par l’article 78-2 du code de procédure pénal qui permet, sur réquisitions écrites du procureur de la République, de vérifier l’identité de toute personne dans un lieu et pour une période de temps déterminés par ce magistrat. De fait, sous couvert d’assurer la sécurité des biens et des personnes ou de prévenir des atteintes à l’ordre public, les opérations reposant sur l’article 78-2 prennent de plus en plus la forme de véritables « rafles » au cours desquelles ne sont contrôlés que les personnes susceptibles d’être « irrégulières ». Comme le résume la CIMADE, « la police ne tombe plus "par hasard" sur les sans-papiers, elle va les chercher » [13] . Dans les quartiers populaires du nord et de l’est de Paris se multiplient ainsi depuis l’été 2006 des opérations visant à interpeller un maximum de sans-papiers. Ces opérations, indispensables pour atteindre le chiffre d’éloignement fixé aux préfectures par le ministère de l’Intérieur, supposent un déploiement considérable de moyens dont le coût n’apparaît cette fois dans aucune des lignes budgétaires de la lutte contre l’immigration clandestine.

Un officier de police judiciaire (OPJ) d’un commissariat du nord de Paris, habitué de ce genre d’opérations et qui a accepté de répondre à nos questions sous couvert d’anonymat explique ainsi : « les critères de "réussite" des opérations, dont dépend la carrière de nos chefs, sont le nombre de gardes à vue, puis le nombre de placements en rétention. A moins de dix sans-papiers interpellés, l’opération est un échec. Pour parvenir à ces chiffres, il faut au moins dix fonctionnaires procédant aux interpellations sur la voie publique, sur une durée de deux heures en moyenne. Chaque garde à vue mobilise ensuite deux à trois fonctionnaires. Le nombre augmente pour peu qu’il y ait une mobilisation autour d’une personne arrêtée, s’il s’agit d’un parent d’enfant scolarisé par exemple. Au coût horaire des fonctionnaires, ça commence à chiffrer vite. Il faut ajouter ensuite, pour chaque interpellé, la venue d’un traducteur et le coût de la visite médicale, souvent demandée, et qui se situe autour de 50 euros. Il faut enfin ajouter les frais de transfert vers le centre de rétention ». Bien conscient du caractère « non raisonné » de cette politique du chiffre, cet OPJ insiste sur la détérioration « évidente » de la qualité du travail judiciaire ordinaire que provoque la concentration des forces policières. « On est de plus en plus nombreux à être exaspérés par ces consignes qui nous obligent à arrêter des sans-papiers plutôt que des "crapules" ».

Or, malgré ces critiques partagées par un nombre croissant de policiers [14] , le rythme des rafles tend à s’accélérer. D’une à deux par semaine en moyenne pour l’année 2006, les opérations d’interpellations de sans-papiers sur la voie publique sont devenues quasi-quotidiennes, comme en témoignent les réseaux de vigilance mis en place par les différents collectifs militants à Paris. Une partie du contingent policier qui n’est pas destinée a priori à la lutte contre l’immigration clandestine peut être ainsi amenée à consacrer une bonne moitié de son activité à la « chasse aux sans-papiers ». Et pour éviter les protestations, de plus en plus nombreuses, elles aussi, des riverains et des militants, les opérations de nuit se multiplient, avec les surcoûts salariaux correspondant.

De vastes opérations sont plus difficilement envisageables en province ou dans des villes de taille moyenne où les sans-papiers sont moins concentrés que dans certains quartiers parisiens. Les arrestations de sans-papiers posent alors d’autres problèmes, à l’origine d’autant de coûts supplémentaires. De nombreux pays refusent en effet d’accueillir leurs nationaux renvoyés de France sans preuve officielle de leur nationalité, preuve indispensable pour l’obtention du laissez-passer nécessaire à l’expulsion. En l’absence de passeport ou de pièces d’identité officielle, l’administration doit dès lors présenter l’étranger arrêté à son consulat, qui n’existe parfois qu’à Paris ou dans certaines métropoles régionales. Il est ainsi très courant qu’à l’interpellation et à la garde-à-vue succède un coûteux aller-retour, toujours sous escorte policière, du sans-papier vers Paris, Toulouse ou Marseille, sans aucune garantie sur le succès de la démarche.

A rebours, pour « rationaliser » les expulsions, les opérations d’interpellations menées à Paris se focalisent volontiers sur certains ressortissants dont on sait que le pays d’origine délivrera sans difficulté le laissez-passer nécessaire à l’éloignement. C’est ainsi que les populations chinoises concentrent l’essentiel des interpellations réalisées dans certains arrondissements de la capitale. Certaines opérations ont pu ainsi être « cassées » devant les tribunaux parce que les équipes policières arrivaient sur les lieux de la rafle accompagnées d’un traducteur chinois… De manière générale les efforts de l’administration pour réaliser des économies d’échelle en matière d’éloignement aboutissent logiquement à de nombreux vices de procédures, au point qu’en 2006, un quart des personnes placées en rétention administrative ont été remises en liberté à la suite d’une décision du juge des libertés et de la détention [15] : chiffre à apprécier en regard du coût rappelé plus haut de la rétention.

L’expulsion de la famille Raba constitue sans doute l’un des cas les plus tragiques engendrés par la politique d’éloignement menée par le gouvernement français. Musulman albanophone du Kosovo, Jusuf Raba refuse en 2001 de participer aux exactions menées contre la minorité serbe de sa région. A titre de représailles, sa femme, Shrepsa, subit une agression sexuelle. Jusuf et Shrepsa fuient avec leur fils vers la France où l’asile politique leur étant refusé, contrairement à leurs frères et sœurs, ils deviennent « sans-papiers ». Cinq ans plus tard, en 2006, la famille Raba qui s’est agrandie de deux enfants fait une demande de titre de séjour dans le cadre de la circulaire « Sarkozy » du 13 juin – ouvrant sous conditions la possibilité de régularisations pour les familles sans-papiers dont les enfants sont scolarisés en France.

Cette régularisation leur étant refusée, la gendarmerie vient chercher le 17 novembre la famille à son domicile de Gray, en Haute-Saône, en vue d’une expulsion. Devant la résistance désespérée de Jusuf et Shrepsa, face aux protestations émanant de leurs voisins, des instituteurs des enfants, des militants des droits de l’homme et du Réseau Education Sans Frontières, la police décide d’employer les grands moyens. Après une première une première période de rétention de 17 jours et une tentative « manquée » d’expulsion depuis Paris, la famille est conduite à Toulouse, loin de ses soutiens, d’où un avion militaire spécialement affrété les dépose au Kosovo quatre jours plus tard. On peut rester longtemps songeur face au dispositif déployé pour éloigner deux parents et leurs trois enfants, âgés de 7, 4 et 3 ans. Les raisons sont sans doute à chercher du côté d’un ministre de l’Intérieur soucieux de soigner son image de fermeté ou de l’aubaine que constitue, pour la préfecture d’un département rural en déficit d’éloignements, l’opportunité d’expulser cinq personnes d’un coup. L’acharnement a toutefois un coût et l’indignation partagée par de nombreux citoyens s’accroîtra sans doute si on en prend la mesure. Les 21 jours qu’auront au total passé en rétention les cinq membres de la famille Raba, ramenés au coût journalier évoqué plus haut, représentent une somme supérieur à 10 000 euros. On peut estimer à un montant équivalent les différents trajets que l’administration policière a fait effectuer aux Raba à travers la France : Gray-Lyon, un aller-retour Lyon-Paris dans le cadre de la première expulsion manquée, un aller simple vers Toulouse, sans compter les multiples trajets entre le Centre de rétention, le Tribunal administratif ou le Tribunal de grande instance. Le prix de l’heure de vol d’un avion militaire est d’environ 5 000 euros [16] . Celui qui a été affrété pour les Raba a ainsi dû voler du Bourget à Toulouse, de Toulouse à Tirana, de Tirana à Pristina, puis de Pristina au Bourget : au moins 50 000 euros pour ce seul poste. Il faut ajouter à ces dépenses les frais représentés par l’ensemble du personnel policier mobilisé pour l’opération : pas moins de dix policiers et une infirmière ont escorté la famille jusqu’à Pristina, ont ensuite dû loger sur place avant de revenir en France : difficile de chiffrer ce poste à moins de 10 000 euros. Soit environ 80 000 euros (au bas mot) : tel aura été le prix consenti par les autorités française pour « éloigner » – et mettre en danger – trois enfants et leur parents. Expulser à tout prix : tel semble être la maxime des responsable de la politique d’éloignement systématique.

Autre illustration des aberrations générées par la politique du chiffre, le cas de Suzilène Monteiro, lycéenne de Colombes (Haut-de-Seine), expulsée en octobre 2006 vers le Cap-Vert. Traitement exceptionnel, là encore : c’est pour cette seule jeune fille qu’a cette fois été affrété un avion par le ministère de l’Intérieur. La très forte mobilisation organisée par ses soutiens a conduit Nicolas Sarkozy à revenir pour une fois sur une décision d’expulsion et à accorder à Suzilène la délivrance d’un visa long séjour pour poursuivre ses études : quatre mois après son éloignement, Suzilène a pu revenir en France. Le coût de cette opération n’est sans doute guère inférieur à celui de l’expulsion de la famille Raba (du fait de l’affrètement notamment). Et celle-ci n’aura même pas permis de gonfler les statistiques de la chasse aux sans-papiers.
P.-S.

Le cas de la famille Makombo, déploiement de force contre une famille sans papiers

Barbe Makombo fuit en 2001 la République Démocratique du Congo (RDC) où des soldats l’ont violemment agressée. Son mari et quatre de ses enfants ont disparu. L’asile politique lui ayant été refusé, Madame Makombo se voir délivrer un arrêté préfectoral de reconduite à la frontière (APRF) à la suite duquel elle est arrêtée puis assigné à résidence dans l’Yonne où l’héberge la Croix-Rouge. Le jour de son arrestation en août 2005, Rachel et Jonathan, deux de ses enfants qui ont pu la suivre en France, décident de fuir à Paris pour éviter l’expulsion de la famille. Afin de retrouver les deux enfants disparus – cachés en fait grâce à la chaîne de solidarité qui s’est mise en place autour de la famille –, la préfecture de l’Yonne envoie chercher par deux policiers les deux petites sœurs de Rachel et Jonathan au centre aéré où elles passent une partie de leur vacances d’été. Une vingtaine de domiciles de personnes susceptibles d’avoir hébergé les enfants Makombo sont perquisitionnés, de même que l’église évangélique de Sens autour de laquelle s’organise la mobilisation pour la famille. Selon la journaliste Anne Gintzburger , la police de l’Yonne a procédé dans le même temps à une vérification des appels passés depuis les téléphones de proches de Barbe Makombo et à un examen systématique des agendas de ces mêmes personnes. Une journaliste de Radio France ayant couvert les événements a dû de même subir une perquisition de son domicile ainsi qu’une convocation au commissariat pour interrogatoire. On touche avec cette affaire qui n’est pas isolée la démesure de l’ampleur d’un appareil policier déployé pour une mère de famille et ses cinq enfants, au seul motif qu’elle n’a pas réussi à faire la preuve des exactions subies dans le pays qu’elle a du fuir. Pour faire du chiffre, il n’est pas toujours besoin d’organiser des rafles. Une famille de cinq personnes potentiellement expulsables justifie également l’usage de grands moyens.

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