15/06/2007

Travailleurs clandestins de Buffalo grill

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Reconnus en cuisine, clandestins dehors
LE MONDE | 14.06.07 | 15h05 • Mis à jour le 14.06.07 | 15h05


Dans un café de Grigny (Essonne), un type l'accoste : "Tu cherches des papiers ? - Faut voir... - Tu sais, je travaille à la préfecture d'Evry... - Combien ? - 11 000 francs. - Trop cher ! - Allez, va pour 9 000 et ta photo." Difficile de ne pas se laisser séduire par une si délicieuse opportunité quand on vit en France depuis seulement quelques semaines. Trois jours plus tard, l'inconnu remet à Djibril Dia une carte de séjour de dix ans à son nom.


Presque six années ont passé depuis le 11 septembre 2001, date de son arrivée à Paris. Aujourd'hui, Djibril Dia, 32 ans, le visage rongé par les tourments, s'en veut. "Je ne savais pas que j'avais acheté une fausse carte de séjour", jure-t-il. Il reste seul, assis sur le bitume brûlant du parking du restaurant Buffalo Grill de Viry-Châtillon. Les autres tentent de dormir sous l'immense tente dressée par la CGT-Essonne.

Depuis le 29 mai, 65 salariés sans papiers (dont une femme enceinte), provenant de vingt-cinq restaurants de Paris et de sa région (et même de Gien, dans le Loiret), occupent une partie de l'établissement. Ils étaient vingt-sept le premier jour.

Ils campent désormais "h 24", devant la devanture depuis que, vendredi 8 juin, la direction a fermé le steak house. L'enseigne leur reproche d'avoir présenté - à son insu - de faux papiers lors de l'embauche. Elle s'est dite "contrainte" de les licencier. D'autres ont démissionné. "Forcés à démissionner", rectifient ces Maliens (pour la plupart). Pour eux, les responsables des Buffalo connaissaient leur situation et en profitaient "à mort" : les heures supplémentaires, très courantes, n'étaient ainsi presque jamais payées.

Comme Djibril Dia, beaucoup de ces hommes se sont fait avoir. Dans un café, dans une rue fréquentée par les Africains comme à Barbès ou à Château-Rouge, quartiers populaires du 18e arrondissement de Paris, "des Blancs" leur ont proposé des papiers. Une carte de séjour - plus au moins réussie - coûte entre 300 et 2 000 euros. "Ils disent qu'ils sont flics ou qu'ils travaillent à la préfecture", raconte Sidibe Demba. "Juste à notre accent, ils savent à qui ils ont affaire. C'est fou !" renchérit Seydou Diakite. "On n'a pas le choix, insiste Mamadou Traoré, 24 ans. On est venu en France pour aider nos familles au pays."

Ils ont donc trouvé chez Buffalo Grill un job et un salaire proche des 1 000 euros. A Bamako, une paye ordinaire ne dépasse guère les 30 euros par mois. Une photocopie du titre de séjour a suffi pour les embaucher, alors que la procédure exige l'original (Le Monde du 5 juin).

Ceux qui n'ont pas acheté une fausse carte de séjour ont, tout simplement, emprunté celle d'un ami. Seydou Diakite, 39 ans, ne s'en cache pas. Il en rigole même : "Je ne lui ressemblais même pas." De 2001 à 2005, il a tourné dans les restaurants de l'Essonne, embauché sous le nom de... Harouma Degoga. En 2004, devant l'un de ses managers, Harouma Degoga - sa fausse identité - démissionne car ce nom-là est recherché par la police. Seydou Diakite - sa véritable identité - se fait aussitôt embaucher. Il avait finalement acheté une carte de séjour à 300 euros. "Les gens de chez Buffalo Grill ne peuvent pas dire qu'ils n'étaient pas au courant. Ils m'ont employé sous les deux noms", argue-t-il.

Konate Tapa, la cinquantaine stylée, borsalino sur la tête, s'est fait passer pour Souki Bimboulou. Mais Souki Bimboulou était interdit bancaire. Alors, Buffalo virait son salaire sur un compte enregistré dans une banque malienne au nom de... Konate Tapa. "Notre employeur a bien profité de nous", lâche-t-il, amer.

Avec des faux papiers, le plus difficile est de trouver un toit. Ils s'interdisent les agences immobilières, trop méfiantes. Les plus chanceux ont de la famille. D'autres des connaissances qui habitent dans les foyers de travailleurs immigrés. On se partage la chambre. Si un ami en règle la quitte, il la laisse à son nom. A condition que le nouvel occupant la paie.

D'autres encore doivent "arroser" le gardien de ces foyers. Un bakchich juteux. "La chambre coûte 285,50 euros, précise Camara Issa. Il faut donner au gardien entre 100 et 300 euros en plus. Sinon, il nous livre à la police." "Tout le monde profite des sans-papiers", s'attriste Sidibe Demba. Lui est la proie d'un marchand de sommeil. Il lui loue une piaule vétuste dans un hôtel pourri de Viry-Châtillon pour 510 euros par mois. Toilettes et douche collectives. Pour les moins chanceux, c'est la rue.

Au milieu de toutes leurs galères, ces "irréguliers" cotisent aux caisses d'assurance-maladie et de retraite. Et déclarent leurs revenus au Fisc. "Si un sans-papiers prouve sa présence en France dix ans durant, il a des chances de se faire régulariser", explique Claudia Charles du Groupe d'information et de soutien des immigrés (GISTI). Ils se terrent et accumulent fiches de paie et feuilles d'imposition dans l'espoir de cette régularisation.

Pour avoir un numéro de Sécurité sociale, certains ont profité de leur visa encore valable. D'autres ont fait une demande d'asile. Ils donnent droit à la couverture maladie universelle. La CMU permet l'accès à des soins pour toutes les personnes résidant en France depuis plus de trois mois.

Mais ces clandestins refusent le chômage. Car même s'ils cotisent, les Assedic vérifient le numéro de la carte de séjour. Comme elle est fausse, leur détenteur serait arrêté illico. Même chose pour l'ouverture d'un compte bancaire. Sauf s'il s'agit d'une banque malienne dans Paris ou de La Poste qui, selon eux, "vérifie moins".

Ces hommes ont appris à être prudents et à moins sourire aux opportunités. La méfiance est vite devenue chez eux une seconde peau. Tel est le prix à payer pour vivre en France, avec des faux papiers. "Non, on ne vit pas : on survit", corrige l'un d'eux. Alors, la première règle de "survie" ? "On ne vole pas le bus", comme ils disent. Avoir toujours un ticket en règle. Pas de fraude, pour se protéger d'un contrôle d'identité. La carte Orange, l'abonnement à la RATP, c'est la garantie minimum pour éviter un charter direction Bamako.

Ne jamais prendre les petites rues et préférer les courtes distances. Ne pas sortir après minuit. Se cantonner au quartier. Oublier Paris, ses bars, ses boîtes, ses femmes... "Elles nous prennent pour des blédards", constate Djibril Dia.

La deuxième règle de "survie" ? Ne pas traîner avec les jeunes de cités. Se détourner d'eux. Ne pas s'habiller comme eux. Bannir les joggings ou les chaussettes par-dessus le jean. Pour ces Africains venus d'Afrique, les jeunes d'ici font honte à leurs parents et à leurs origines. Une génération oisive s'accouplant avec le vice. "Ils dealent du shit, volent, assène avec mépris Camara Issa. Nous ne sommes pas des délinquants, On veut pas être assimilés à eux."

Une journée type, c'est boulot et dodo. "Basta !" Canal+ comble le reste. Consignés dans quelques mètres carrés, la chaîne du foot et du cinéma atténuant la solitude. Un moment. "On a beau dire aux amis du pays de ne pas venir, on n'arrive pas à les décourager", assure Mamadou Traoré.

Regrette-t-il d'être venu en France ? Sans hésiter, non. Et Djibril Dia ? "Si j'avais su que je vivrais moins bien qu'un cafard, je ne serais pas venu, admet-il avec regret. Ça fait six ans que je n'ai pas vu ma femme et mes enfants. La dernière n'était pas encore née quand je suis parti..."
Mustapha Kessous

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