LE MONDE | 04.07.07 | 14h33 • Mis à jour le 04.07.07 | 14h33
Les journalistes ont souvent un réflexe corporatiste qui pollue le débat lorsqu'il s'agit de parler d'eux. C'est pourquoi les grandes manoeuvres qui touchent aujourd'hui la presse économique méritent quelques éclaircissements. Au moment où LVMH, numéro un mondial du luxe, envisage d'acheter Les Echos et de revendre La Tribune, pourquoi tant d'émotion ? Un comble même, alors que ces quotidiens, plutôt marqués du côté du libéralisme économique, tiennent la chronique des rachats et reventes d'entreprises ! En fait, les journalistes ne sont pas au-dessus des lois, ni même des lois économiques et ne demandent pas à en être exonérés. Le sujet n'est pas là.
En revanche, il serait dangereux d'oublier, à l'heure de la mondialisation, qu'une information économique de qualité et indépendante est stratégique. Cela constitue même un des éléments de la compétitivité des entreprises et de l'économie d'un pays. Qu'est-ce que cela veut dire ?
Lorsque investisseurs, banquiers, voire simples épargnants, ne voient plus clair dans le modèle économique d'une entreprise et s'inquiètent de son endettement, que font-ils ? Ils s'en détournent. Lorsque le citoyen ne voit plus dans la réforme qui lui sera imposée que les atteintes à ses intérêts particuliers et en oublie l'enjeu vertueux de l'intérêt général, il descend dans la rue. Dans un monde où la compréhension des signaux, des messages, et, pour tout dire, de l'action publique assure la fluidité de la société tout entière, la qualité et le pluralisme de la presse sont tout simplement vitaux.
Un chef d'entreprise, un responsable syndical ou un patron d'administration ne peut pas travailler dans de bonnes conditions s'il ne peut nourrir sa réflexion et éclairer ses décisions qu'à la lumière d'une information parcellaire, superficielle, voire partiale. Ou, pis, si la principale source d'information sur les grands mouvements de l'économie mondiale ou des entreprises globales devenait la presse anglo-saxonne, avec le Financial Times ou le Wall Street Journal. Deux excellents quotidiens au demeurant, mais imprégnés des modes de régulation anglo-saxons et proches d'intérêts qui ne sont pas forcément ceux de la France.
Oh non, le propos n'est pas de dire que les journaux devraient être nationalisés. Alors, nous direz-vous, un seul bon journal suffit à remplir la fonction. En êtes-vous bien sûr ? La ministre de la culture et de la communication, Christine Albanel, a bien exprimé, en recevant jeudi 28 juin des délégations des Echos et de La Tribune, que cela n'allait pas de soi : "Il est bon pour le pays d'avoir deux quotidiens économiques."
Il suffit de regarder ces vingt dernières années : Les Echos, qui seront centenaires en 2008, ont été confrontés à l'apparition et au développement d'un concurrent, La Tribune de l'économie, créée en 1985. Cette concurrence a été un facteur de professionnalisation spectaculaire de l'information économique. Dans les années 1980, Les Echos comptaient 70 journalistes et La Tribune 50. Aujourd'hui, les deux rédactions comptent respectivement 200 et 130 journalistes !
Et si La Tribune est restée le challenger des Echos, elle a joué son rôle : faut-il rappeler que La Tribune a su alerter ses lecteurs sur le surendettement d'un France Télécom (2002), l'épuisement du modèle d'hypermarché chez Carrefour (2003), la crise de gouvernance chez EADS (2005-2006-2007), etc. Autant de crises aiguës dont La Tribune a décelé les signes annonciateurs. Le pluralisme, c'est la possibilité d'un autre regard.
Certes, une nouvelle concurrence dans l'information économique a émergé : LCI, Radio Classique, Bloomberg TV, BFM, BFM TV, i-Télé, etc. Mais ces canaux aux rédactions réduites se nourrissent pour une bonne part... de la presse écrite. Ce ne sont pas des concurrents, mais des canaux complémentaires. Et la démultiplication des sites d'information sur Internet donne la trompeuse impression d'une richesse de l'information et d'un pluralisme des sources, alors qu'il ne s'agit que d'une seule et même histoire qui tourne en boucle et rebondit de site en site.
Mais, ne l'occultons pas, La Tribune semble structurellement en perte. Cette PME de quelque 200 salariés présente pour ses comptes 2006 une perte nette de 18 millions d'euros pour 50 millions de chiffre d'affaires. Des chiffres sans appel ? Les choses sont plus complexes : l'année 2006 a supporté des charges exceptionnelles (relance du journal, changement d'outil informatique, intégration d'une partie des ex-ouvriers du Livre, etc.). Comment une marque qui jouit, avec La Tribune et latribune.fr, d'une audience de 1,24 million de lecteurs par semaine selon l'étude annuelle Epic TNS-Sofres - Les Echos atteignent 2 millions selon ce baromètre - peut-elle accuser de telles pertes ?
Alors que certains s'inquiètent d'éventuelles interventions de Bernard Arnault, le patron de LVMH, dans le contenu du quotidien, nous pouvons déplorer d'abord les conséquences de sa non-gestion. Bien sûr, depuis quatorze ans qu'il a racheté La Tribune, il a épongé les pertes d'un titre qui n'a connu sur la période que deux années bénéficiaires (1999 et 2000). Mais cela ne tient pas lieu de stratégie. En quatorze ans de détention par LVMH, La Tribune a vu défiler cinq PDG (au niveau de DI Group) et cinq directeurs de la rédaction. Comment, avec une telle instabilité managériale, construire une stratégie de challenger ? Les Echos, détenus depuis dix-neuf ans par Pearson, ont eu deux présidents et deux directeurs de la rédaction.
Oui, La Tribune doit vivre. Oui, La Tribune peut vivre. Des stratégies industrielles imaginées par des repreneurs déjà dans la presse (synergies de coûts), dans les services de données aux entreprises (synergies de recettes) ou par des groupes étrangers désireux de prendre pied en France peuvent tenir la route. Nous y travaillons. Les entreprises et les institutions qui se soucient des outils dont la France a besoin pour être performante ne peuvent pas rester indifférentes à cette question. Du Medef au Parti socialiste, en passant par l'Autorité des marchés financiers, la CGPME, les syndicats, le gouvernement, etc. Notre outil de travail est aussi le leur. Il en va de l'intérêt de la place.
Isabelle Repiton, présidente de la Société des journalistes de "La Tribune" et Marie-Caroline Lopez, secrétaire du comité d'entreprise de "La Tribune"
Isabelle Repiton et Marie-Caroline Lopez
Article paru dans l'édition du 05.07.07.
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