Le blog d'éconoclaste
deux erreurs ne font pas une vérité
Par Alexandre Delaigue , vendredi 7 septembre 2007 à 15:24 | EcoBlabla | # 998 | rss
Versac partage beaucoup de l'article de Jean Peyrelevade dans le monde daté d'aujourd'hui, consacré au "mal français" en matière de croissance. Moi, je ne peux pas : cet article pose un gros problème. Si à la première lecture cet article peut sembler sensé, s'il met en évidence quelques vérités qu'on aimerait lire plus souvent, il contient trop d'énormités pour que l'on puisse vraiment y adhérer.
Commençons par ce qui est bon dans l'article, et qui justifie la réaction favorable de Versac. Oui, discours et politiques économiques reposent sur une vulgate aberrante, celle de la "consommation qui tire la croissance" qui pose l'augmentation de la demande (interne et externe) comme déterminant unique de la croissance. Oui, jusqu'en 1983 et la "désinflation compétitive" les dévaluations négociées servaient de variable de rétablissement de la compétitivité à l'exportation des entreprises, permettant de les dispenser partiellement d'efforts de productivité en faisant peser la charge de l'ajustement sur les consommateurs par le biais d'une inflation sans cesse accrue; oui, depuis le passage à l'euro, le déficit public (dépenses clientélistes en hausse, baisses d'impôts tout aussi clientélistes) a remplacé les dévaluations régulières dans la panoplie politique - et nous atteignons le point ou augmenter encore déficits et dette publique devient incompatible avec les engagements européens; Oui, la TVA sociale n'est rien d'autre que le retour de la même chose, une simple dévaluation déguisée; Oui, nous assistons actuellement à une incurie en matière de politique économique qui rappelle les pratiques et les circonstances de 1981.
Le grand mérite, souligné à juste titre par Versac, de cet article de Peyrelevade est de dénoncer les apories de ce discours de la demande, et de montrer qu'au delà des effets d'annonces, la politique actuelle du gouvernement reste dans la droite ligne de cette vulgate et des politiques économiques inutiles et nuisibles qu'elle implique. Sur ce plan, il a raison... Mais pour remplacer cette vulgate par un discours encore plus consternant.
On peine à relever toutes les énormités que contiennent son article, qui font lever les cheveux sur la tête devant tant d'horreurs. Selon Peyrelevade, la productivité par tête en France est "beaucoup trop basse"; Il affirme que "le taux de croissance d'une économie est égal, sur la durée, à son taux d'investissement net"; qu'une économie qui consacrerait la totalité de ses revenus à la consommation connaîtrait une croissance nulle"; que le "théorème de Schmidt" (selon lequel les profits font les investissements, et les investissements la croissance) est vrai; que "les marges des entreprises françaises n'arrêtent pas de décroître, au point de devenir dangereusement inférieures à celles de nos concurrents allemands"; que le "rétablissement de la compétitivité est la clé incontournable d'une meilleure croissance".
Tout cela peut avoir l'air fort savant et est affirmé comme vérité d'évidence; un seul commentateur du Monde, emporté par le reste, trouve un peu bizarre cette histoire de taux de croissance égal à l'investissement net. Mais tout cela est totalement, et complètement, faux.
La productivité horaire du travail trop faible? M. Peyrelevade devrait vite envoyer ses réflexions au Bureau International du Travail, qui a publié il y a 5 jours le classement mondial de la productivité du travail; la productivité par travailleur en France est la cinquième du monde, et la productivité horaire (qui permet d'annuler l'effet des différences de temps de travail) la troisième, dépassée uniquement par la Norvège et les USA.
Le taux de croissance à long terme égal au taux d'investissement net? En Union Soviétique dans les années 50, admettons. Là encore, Peyrelevade devrait communiquer ses découvertes à un certain Robert Solow, et à tous les analystes de la croissance économique pour lesquels celle-ci se décompose entre l'effet de la croissance de la population totale, l'investissement net, l'accumulation de connaissances de la population, et le progrès technologique, montrant au passage que le taux d'investissement n'a pas d'importance à long terme : seul compte le progrès technologique pour une croissance soutenue à long terme.
Une économie qui consacre la totalité de ses revenus à la consommation connaît une croissance zéro? Oui, peut-être, dans le cas de la Corée du Nord. Dans le monde réel, existent ces institutions fort commodes que sont les marchés de capitaux internationaux, qui permettent d'investir en empruntant des capitaux à l'étranger. Ce n'est pas autrement que les USA ont financé leurs investissements depuis le début des années 2000 malgré un taux d'épargne voisin de zéro (et donc, une consommation pratiquement égale au revenu). Ajoutons qu'en théorie, même une économie sans investissement net peut croître : il suffit que le capital remplaçant le capital amorti soit plus techniquement avancé que l'ancien.
Le "théorème de Schmidt" selon lequel les profits font les investissements, et les investissements la croissance? Là encore, dans une économie fermée, admettons. Dans une économie ouverte, les entreprises nationales réalisent des profits dans le pays de leur siège social, mais investissent là ou elles veulent. C'est ce qui explique que les forts profits des entreprises du CAC 40 ne s'accompagnent pas de forts investissements de leur part en France, mais plutôt à l'étranger, et qu'à l'inverse, la France est le troisième pays d'accueil des investissements étrangers. Quand au lien entre investissements et emploi, tout dépend de la nature des investissements effectués (capacité ou productivité), comme l'apprend n'importe quel élève de lycée suivant l'option SES. Au total, il n'y a aucun lien de causalité fiable entre marges des entreprises nationales et emploi national.
Quant à l'argument de la compétitivité, est-il vraiment besoin d'y revenir? Visiblement, oui : alors rappelons que ce concept n'a aucun sens appliqué à un pays, dont les performances économiques ne dépendent pas d'un solde commercial positif. Un solde extérieur positif peut signifier un pays en récession (si le revenu national baisse, les importations diminuent mais les exportations restent constantes, voir la Russie dans les années 90). Le fait que les marges des entreprises allemandes ou de tout autre pays soient supérieures aux marges des entreprises françaises (qui, au passage, augmentent), c'est tant mieux pour les entreprises allemandes; mais comme l'Allemagne est le principal partenaire économique de la France, cela peut très bien être favorable à la conjoncture française.
Cela dit, cette référence à la compétitivité permet de comprendre d'où viennent toutes les erreurs de diagnostic de Peyrelevade. Il commet l'erreur classique consistant à croire que ce qui vaut pour une entreprise vaut pour un pays. Effectivement, pour une entreprise, l'investissement net détermine la croissance de l'activité, et une perte de compétitivité vis à vis des principaux concurrents est un problème. Pour un pays, qui consomme l'essentiel de ce qu'il produit, les choses sont entièrement différentes. Se focaliser sur la compétitivité conduit alors à des diagnostics totalement erronnés.
Au total donc, il est possible d'être doublement déprimé à la lecture de cet article. Car si effectivement la vision du monde des dirigeants français fondée sur l'obsession du soutien de la consommation est aberrant, le modèle alternatif que propose Peyrelevade - obsession de la compétitivité, retour à la désinflation compétitive (alors qu'il n'y a pas de problème d'inflation...) et métaphore entrepreneuriale de la politique économique est tout aussi à côté de la plaque. A le lire, on se dit de façon déprimante que la politique économique en France est condamnée à errer entre deux conceptions politiques opposées, entre relances de la demande à contretemps et idolâtrie d'une vertu inutile. Mais ce n'est pas parce qu'une doctrine est fausse que son contraire est vrai : deux erreurs ne font pas une vérité.
Est-ce pour autant bien important? Cela le serait si la politique économique était le déterminant de la croissance économique à long terme : heureusement, ce n'est pas le cas. On ne sait en réalité pas beaucoup de choses sur la croissance. Les économistes peuvent dresser de nombreuses listes de facteurs et de politiques nuisibles à la croissance : mais il n'existe aucune action de politique économique dont on puisse démontrer honnêtement et de façon définitive qu'elle contribue à la croissance. Certains diront que les économistes savent mieux comment détruire la croissance que comment la créer : c'est méchant, mais pas totalement faux (et puis d'abord, c'est déjà ça).
Le fait est que la croissance française, depuis 10 ans, ne se porte pas si mal, avec une moyenne d'un peu moins de 2,5% par an. Ce n'est pas forcément extraordinaire mais c'est mieux que de nombreux pays comparables. La croissance française est moins forte depuis un an et demi, alors qu'elle augmente ailleurs; pour une bonne part, cela vient tout simplement d'un rattrapage des autres pays du mouvement que la France a fait avant eux. Et en tout état de cause, personne ne sait avec certitude ni pourquoi la croissance a été ce qu'elle a été au cours des 10 dernières années, ni pourquoi elle a diminué récemment, encore moins ce qu'elle va faire à long terme. On peut identifier de nombreux problèmes dans l'économie française (d'ailleurs, quel pays n'en a pas?), mais ils ne sont pas spécifiques aux dernières années. Les résoudre au moins partiellement serait une bonne chose, mais le fait est que l'on s'est passé de les résoudre jusqu'à présent sans grands dommages.
La croissance dans un pays, en tout cas, n'est pas le fruit des actions d'un conducator plus ou moins éclairé, du brainstorming d'experts en tout genre, ou des pensées profondes de bureaucrates surdiplômés, mais résulte de l'interaction décentralisée de millions d'individus et de technologies, sur quoi on ne dispose que de très peu de capacité d'influence efficace. S'il ne fallait retenir qu'une leçon de cet article de Peyrelevade, elle se limite à un seul mot : heureusement
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