Le Monde Diplomatique
L’immigration stigmatisée
Ministère de l’hostilité
Un ministère de l’immigration, de l’intégration, de l’identité nationale et du co-développement... Mais en quoi la France, grande et vieille nation, avait-elle besoin de pointer, comme un problème gravissime, les rapports entre des flux d’étrangers (qui ont construit ce pays depuis des siècles) et son identité ? Pourquoi cette première ?
La « douce France », dont – nous dit-on – une longue succession de rois a amoureusement sculpté les formes harmonieuses, aurait toujours été habitée par des populations très homogènes. Il restait à « faire » des citoyens français. C’est le travail ouvert en 1789. La naissance de ce citoyen s’étendra jusqu’en 1870, à la Commune de Paris, date après laquelle il n’y aura plus de chasses aux « bédouins » (ouvriers) sur les quais de la Seine, comme elles se poursuivront en Algérie. Apprendre la langue et la chronique officielle, oublier les violences, communier dans les mêmes grands hommes et les mêmes valeurs, verser l’impôt du sang : c’est cela qui a permis 1914-1918, la seconde guerre mondiale et la conquête de l’empire colonial.
Mais la France est très tôt confrontée à un considérable besoin d’immigration. Depuis le milieu du XIXe siècle au moins, ni l’économie ni la démographie du pays ne peuvent s’expliquer sans l’apport de millions d’hommes d’origine européenne ou africaine, rejoints par leurs familles. Il a fallu des années pour aboutir au vote de la loi du 26 juin 1889 naturalisant – en vertu du droit du sol – les descendants d’immigrés. Il en est résulté une contradiction lourde de conséquences entre une société en construction et une identité nationale inscrite dans un passé pluriséculaire, plongée dans la « terre des ancêtres ». D’où une série de poussées xénophobes dans les années 1890, largement oubliées aujourd’hui : des accès de fièvre violemment anti-italiens, notamment après l’assassinat du président Sadi Carnot par un anarchiste de cette nationalité en 1894.
C’est à la même époque que la stigmatisation des origines suscite l’affaire Dreyfus. D’autres crises suivront, celles des années 1930 et 1940, des années 1970, mettant en cause les immigrés polonais ou algériens... Pourtant, progressivement, la société française apprend à gérer ces tensions par un mélange de ségrégation et d’intégration, par l’école publique, l’idéal républicain, la politique sociale et le mouvement ouvrier. En 1956, dans La Pensée, un Henri Krasucki, d’origine polonaise, résistant, déporté, futur dirigeant de la Confédération générale du travail (CGT), peut reprocher à Andrée Michel, sociologue spécialiste des travailleurs algériens, son manque de respect envers le prolétariat français. Elle avait, en effet, critiqué l’insuffisante solidarité de la CGT envers les colonisés. Tout ce passé, fait de non-dits et de trop-dits, pèse lourd dans une ignorance crasse des autres cultures, dont Jean Jaurès se lamentait et se lamenterait encore.
Si les travailleurs immigrés ont pu s’intégrer dans l’industrie des années fastes, la hantise du chômage, de la précarisation et de l’insécurité, le mépris des différences culturelles ont pris le pas depuis plusieurs décennies. La création de ce ministère à couleur d’« identité nationale » s’inscrit dans la philosophie déjà développée par M. Nicolas Sarkozy lorsque, sous la bannière du refus de la repentance, il tente de profiter des trous de mémoire de la société française.
L’histoire est ouvertement devenue un instrument au service de la légitimation du pouvoir et de ses choix politiques et économiques. Lors de la campagne présidentielle, le futur chef de l’Etat a insisté sur la reconnaissance du rôle positif de la colonisation et remis en cause le travail critique des chercheurs sur les responsabilités de la France dans certaines périodes criminelles. « La France n’a jamais exterminé un peuple. Elle n’a pas inventé la solution finale, elle n’a pas commis de crime contre l’humanité, ni de génocide... Je n’accepte pas que l’on demande aux fils d’expier les fautes des pères, surtout quand ils ne les ont pas commises [Caen, 9 mars 2007]. »
Mais M. Sarkozy ne se contente pas de parole. Ainsi, lors d’une rencontre avec des associations de harkis, le 31 mars 2007, il a défendu la « création rapide d’une Fondation pour la mémoire sur la guerre d’Algérie, dans laquelle les harkis [auraient] toute leur place, avec les autres rapatriés (1) ». C’est la mise en œuvre d’un article de la fameuse loi du 23 février 2005 (2). « La » mémoire... Singulier si l’on pense aux guerres de mémoires qui continuent à opposer rapatriés, harkis, anciens du contingent, activistes de l’Organisation armée secrète (OAS), immigrés et anticolonialistes ! Singulière fondation sur laquelle un rapport déposé en juin 2005 n’est toujours pas publié. Cette institution échappera aux historiens pour être placée sous l’influence de lobbies mémoriels et d’associations nostalgiques de l’Algérie française, mesure contre laquelle de nombreux chercheurs et citoyens se sont pourtant déjà mobilisés. La loi étant votée, il suffira d’un simple décret au nouveau président de la République pour que cette institution existe.
M. Sarkozy s’est, plus discrètement, dans une lettre envoyée à certaines associations de rapatriés, occupé d’un autre grand projet : « Il est temps que le Mémorial de la France d’outre-mer à Marseille voie le jour. Le Mémorial devra être inauguré en 2009 et les associations de rapatriés ont vocation à participer au comité de pilotage. » Or, non sans mal, les chercheurs avaient obtenu d’être libérés de cette tutelle encombrante. Dans une autre lettre, adressée le 16 avril au président du Comité de liaison des associations nationales de rapatriés, le futur chef de l’Etat a souhaité que « les victimes françaises innocentes de cette guerre, jusqu’à l’indépendance, et, tout particulièrement, les victimes du 26 mars 1962, se voient reconnaître la qualité de “morts pour la France” et que leurs noms figurent sur une stèle officielle afin que personne n’oublie ces épisodes douloureux ».
Ce vœu n’est nullement anodin et ce n’est pas mépriser la douleur des familles des victimes du 26 mars 1962, rue d’Isly à Alger, que d’expliquer les conditions de ce drame. Dans le désordre qui suit les accords d’Evian, l’OAS cherche à organiser un front intérieur du refus, à Bab El-Oued ou Oran par exemple. Ses commandos sont encerclés et, pour les libérer, l’OAS appelle la population d’Alger à se rassembler. Dans des circonstances encore mal connues, un coup de feu dirigé sur la troupe entraîne une fusillade en réplique. On compte cinquante-six morts, qui seront plus nombreux dans les jours suivants. Le pouvoir gaulliste a refusé de céder, et le chaos s’installe dans un crescendo qui conduira à l’exode de l’été 1962, en passant par les disparus d’Oran (3).
La demande des associations de rapatriés d’accorder le statut de « morts pour la France » à ces tués est d’autant plus inacceptable qu’on a refusé cet honneur à des enseignants chargés des centres d’éducation sociale, assassinés par l’OAS le 15 mars 1962, tels Mouloud Feraoun, Ould Aoudia et Max Marchand. Il n’y a pas de bonnes et de mauvaises victimes ! Les participants de la rue d’Isly ont été victimes aussi bien de provocations de l’OAS que du cynisme de la politique gaulliste. Comment qualifier une telle instrumentalisation du passé colonial ou de celui de l’immigration à des fins électoralistes ou politiciennes ?
Face à ces dérives, les historiens ne peuvent se contenter de protestations, ils doivent aussi prouver l’utilité de véritables études respectant les règles scientifiques de leur métier et de travaux fondant la possibilité d’un consensus sur le devenir de populations qui ont pu être parfois violemment opposées mais qui sont vouées à vivre ensemble. C’était le cas de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration (4), imaginée dans le but d’élaborer une « histoire pour tous ». Si elle doit ouvrir ses portes en juillet 2007, huit historiens ont décidé de quitter son conseil scientifique pour protester contre la création d’un ministère qui s’inscrit selon eux dans la « trame d’un discours stigmatisant l’immigration et dans la tradition d’un nationalisme fondé sur la méfiance et l’hostilité aux étrangers dans les moments de crise [[Le Monde, 22 mai 2007] ». Etablissement public administratif, la Cité se trouverait, entre autres, sous la tutelle de M. Brice Hortefeux.
Les migrations ont accompagné toute l’histoire de l’humanité. Elles sont devant nous, à cause de la misère humaine et des désastres écologiques qui s’annoncent, à cause des chaos politiques, à cause aussi de la nécessité absolue pour l’Occident de faire appel à la main-d’œuvre étrangère et à une immigration destinée à compenser une démographie déclinante. Elles sont une chance contre la « guerre des cultures » où certains voient l’avenir de l’humanité.
Claude Liauzu.
Professeur émérite à l’université Paris-VII, l’historien Claude Liauzu est décédé le 23 mai dernier. Collaborateur du Monde diplomatique depuis 1985, il était un des plus grands spécialistes français de la colonisation. Il avait dernièrement dirigé le Dictionnaire de la colonisation française (Larousse, Paris, 2007). Cet article inédit nous a été confié par son épouse, l’historienne Josette Liauzu.
(1) www.u-m-p.org/propositions/i ndex.ph...
(2) Lire « Une loi contre l’histoire », Le Monde diplomatique, avril 2005.
(3) NDLR. Pieds-noirs enlevés et tués du 5 au 7 juillet 1962, à Oran. Les circonstances des événements et le nombre des victimes font toujours l’objet de polémiques.
(4) www.histoire-immigration.fr
Édition imprimée — juillet 2007 — Page 28
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