LE MONDE | 18.10.07 | 14h33
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En France, l'Etat précède la nation à travers son administration qui, dès le XVIIe siècle, vise à fidéliser les "vieux serviteurs" du roi qui se sont illustrés à la guerre : l'Etat invente donc la notion de "retraite". La Révolution française transforme le principe des pensions de vieillesse : au nom du "service de l'Etat", les retraites sont désormais accordées pour récompenser une carrière militaire ou civile.
L'accroissement du nombre de fonctionnaires entraîne la constitution de caisses de retraite, différentes par les retenues, les conditions d'âge et le niveau des pensions. En 1853, une loi commence à les unifier en assurant le "droit à pension" pour les agents de l'Etat. Une nouvelle loi (1913) homogénéise ces dispositifs en fixant un droit "irrévocable, incessible et insaisissable" à la retraite des fonctionnaires et agents au "service de l'Etat". Les caisses se multiplient, et cette diversité est renforcée par les caisses autonomes des établissements à vocation publique (Banque de France, etc). Militaires et marins continuent de bénéficier de leur pension de vieillesse mais aussi les mineurs (1914), les cheminots, ainsi que d'autres professions moins liées à la production.
PREMIÈRE LOI EN 1910
Les ouvriers ne relèvent pas de cette législation ; certains bénéficient de caisses, surtout dans les grandes entreprises. Les plus favorisés constituent aussi leur retraite dans un cadre mutualiste, mais, en 1914, les mutualistes ne regroupent que 10 % de la population. Contrairement à l'Allemagne et à la majorité des pays européens, il n'existe en France aucun système général de retraite avant qu'une première loi (1910) pose le principe de la retraite obligatoire pour les salariés les plus modestes. Les assurances sociales (1930) élargissent le nombre de retraités, puis la Sécurité sociale en généralise le principe.
La notion de retraite est donc liée au statut des personnels de l'Etat : peu à peu, il a mis au point un mode de gestion de la vieillesse pour ces catégories, dont il est le garant. Ce droit à la retraite est aussi reconnu dans des secteurs fondamentaux de l'économie (mines, chemins de fer, électriciens et gaziers) qui seront nationalisés sous le Front populaire et à la Libération. Emerge alors chez les sociologues et les juristes de l'école durkheimienne la notion de "service public", qui constitue l'essence même de l'Etat. Celle-ci se concrétise avec le statut de la fonction publique : voté à l'unanimité en 1946, il reconnaît la "spécificité" des pensions de vieillesse pour les fonctionnaires et les agents au "service" de l'Etat.
Les régimes "spéciaux" de retraite résultent donc à la fois d'une histoire longue de la culture d'Etat à la française et d'un lent processus de généralisation du modèle de la retraite. Aussi, leur réforme constitue une grave atteinte à la spécificité du service public. Par son histoire, le statut des personnels assurant ces missions ne peut être considéré sous le seul angle de la notion d'équité avec les autres citoyens, si légitime soit-elle. Ce statut s'appuie sur le principe fondateur voté en 1790 pour récompenser les "vieux serviteurs" de l'Etat : sacrifier ce principe au nom de la dette publique et des directives européennes conduit à renoncer à un pilier essentiel des rapports de l'Etat à la société française. Il est légitime de s'interroger sur des aménagements.
Mais on ne peut s'en tenir aux critiques, récurrentes depuis Balzac, sur le nombre et l'efficacité des fonctionnaires pour réformer les régimes spéciaux. Des questions se posent : l'Etat se définit-il encore autour de la notion de service public ? Doit-il toujours accorder des gratifications à ses personnels, en "récompense" des services rendus ? Cette réforme réclame temps et réflexion. Ses enjeux relèvent davantage de la philosophie politique et du droit public que de considérations financières. Ils posent de façon plus générale la question de la pérennité de la nature de l'Etat et du modèle républicain à la française.
Michel Dreyfus et Bruno Dumons sont chercheurs au CNRS.
Article paru dans l'édition du 19.10.07
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