Inadmissible, scandaleuse, révoltante, ont dit d’une grève récente certains lecteurs du Figaro.R. Barthes - Mythologies : "L’usager de la grève"
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mardi 3 avril 2007, par mars
Lien vers l’article de présentation, vue d’ensemble et commentaires : Roland Barthes, 1957 : Mythologies (PRESENTATION et LIENS)
Ne vous y trompez pas, le texte dont voici quelques extraits, date bien de 1957.
L’usager de la grève (Extraits - texte de 1957- )
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C’est là un langage qui date à vrai dire de la Restauration et qui en exprime la mentalité profonde ; c’est l’époque où la bourgeoisie, au pouvoir depuis encore peu de temps, opère une sorte de crase entre la Morale et la Nature, donnant à l’une la caution de l’autre : de peur d’avoir à naturaliser la morale, on moralise la Nature, on feint de confondre l’ordre politique et l’ordre naturel, et l’on conclut en décrétant immoral tout ce qui conteste les lois structurelles de la société que l’on est chargé de défendre.
Aux préfets de Charles X comme aux lecteurs du Figaro d’aujourd’hui, la grève apparaît d’abord comme un défi aux prescriptions de la raison moralisée : faire grève, c’est « se moquer du monde », c’est-à-dire enfreindre moins une légalité civique qu’une légalité « naturelle », attenter au fondement philosophique de la société bourgeoise, ce mixte de morale et de logique, qu’est le bon sens.
Car ceci, le scandale vient d’un illogisme : ⇒ la grève est scandaleuse parce qu’elle gène précisément ceux qu’elle ne concerne pas. C’est la raison qui souffre et se révolte : la causalité directe, mécanique, computable, pourrait-on dire, qui nous est déjà apparue comme le fondement de la logique petite-bourgeoise dans les discours de M. Poujade, cette causalité-là est troublée : l’effet se disperse incompréhensiblement loin de la cause, il lui échappe, et c’est là ce qui est intolérable, choquant.
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La restriction des effets exige une division des fonctions. On pourrait facilement imaginer que les « hommes » sont solidaires :
⇒ ce que l’on oppose, ce n’est donc pas l’homme à l’homme, c’est le gréviste à l’usager.
L’usager (appelé aussi homme de la rue, et dont l’assemblage reçoit le nom innocent de population …l’usager est un personnage imaginaire, algébrique pourrait-on dire, grâce auquel il devient possible de rompre la dispersion contagieuse des effets, et de tenir ferme une causalité réduite sur laquelle on va enfin pouvoir raisonner tranquillement et vertueusement.
En découpant dans la condition générale du travailleur un statut particulier, la raison bourgeoise coupe le circuit social et revendique à son profit une solitude à laquelle la grève a précisément pour charge d’apporter un démenti : elle proteste contre ce qui lui est expressément adressé.
L’usager, l’homme de la rue, le contribuable sont donc à la lettre des personnages, c’est-à-dire des acteurs promus selon les besoins de la cause à des rôles de surface, et dont la mission est de préserver la séparation essentialiste des cellules sociales, dont on sait qu’elle a été le premier principe idéologique de la Révolution bourgeoise.
C’est qu’en effet nous retrouvons ici un trait constitutif de la mentalité réactionnaire, qui est de disperser la collectivité en individus et l’individu en essences.
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Ceci participe d’une technique générale de mystification qui consiste à formaliser autant qu’on peut le désordre social.
⇒ Par exemple, la bourgeoisie ne s’inquiète pas, dit-elle, de savoir qui, dans la grève, a tort ou raison : après avoir divisé les effets entre eux pour mieux isoler celui-là seul qui la concerne, elle prétend se désintéresser de la cause : la grève est réduite à une incidence solitaire, à un phénomène que l’on néglige d’expliquer pour mieux en manifester le scandale.
⇒ De même le travailleur des Services publics, le fonctionnaire seront abstraits de la masse laborieuse, comme si tout le statut salarié de ces travailleurs était en quelque sorte attiré, fixé et ensuite sublimé dans la surface même de leurs fonctions. … de même que tout d’un coup le citoyen se trouve réduit au pur concept d’usager, de même les jeunes Français mobilisables se réveillent un matin évaporés, sublimés dans une pure essence militaire que l’on feindra vertueusement de prendre pour le départ naturel de la logique universelle …
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1 commentaire:
A propos de l'usager de la grève "pris en otage", j'ai aussi particulièrement apprécié cet article :
http://www.relectures.org/spip.php?article6
Selon son auteur, qui s'appuie sur Roland Barthes, l'usager de la grève est un simple mythe, qui n'existe pas... la démonstration vaut le détour !
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