«Le régime qu'on nous prépare est très dangereux»
LIBERATION/ CONTRE JOURNAL
Marie-Anne_Cohendet
«J'ai employé le terme de mascarade qui est assez fort, pourtant c’est bien de cela dont il s’agit; du moins du point de vue du Président de la république. Le Président a invité des personnes réputées sur le plan scientifique, pour les faire participer à une opération dont l’objectif - de la part du président de République j’insiste là dessus - est de cacher le but essentiel de sa réforme qui est de renforcer ses pouvoirs. Ce qui m’a mise en colère, c’est la manière dont ont été présentés ces travaux. On a voulu nous faire croire que le but du comité et le but de la réforme était de réduire les pouvoirs du Président et de renforcer ceux du Parlement. Ce n’est pas acceptable.
Les sept petits mots rajoutés par le comité sont difficiles à expliquer aux Français. Ils rajoutent à l’article 5 de la constitution que le Président définit la politique de la nation. Cela n’a l’air de rien… D’autant plus que cela correspond à la pratique. En réalité, c’est énorme, colossal, parce que cela met en cause tous les équilibres du régime. Il y a une logique profonde dans tous les régimes démocratiques. Le droit constitutionnel s’est bricolé au fil des siècles et l’on s’est rendu compte des mécanismes qui permettaient de garantir la démocratie ou de ne pas la garantir. Parmi les systèmes qui garantissent la démocratie, on a le régime parlementaire. Ceux qui gouvernent sont responsables. Qu’est-ce que cela veut dire être responsable politiquement? Cela veut dire pouvoir à tout instant être renversé, perdre le pouvoir, parce qu’on a mal gouverné. Si en régime parlementaire, sous la 5ème République, c’est le gouvernement et non pas le Président de la République qui a le pouvoir de diriger, c’est parce qu’à tout instant le gouvernement peut être renversé. Donc si l’on transfère ce pouvoir de direction des mains du gouvernement vers le Président, on donne le pouvoir de direction à un organe qui, lui, est incontrôlable pendant cinq ans. Si le Président se met à faire n’importe quoi… S’il devient complètement fou, on a la procédure de destitution qui est marginale, difficile à mettre en œuvre... Mais si le Président mène une politique dont le peuple ne veut plus, dont les parlementaires ne veulent plus, on ne peut rien contre lui et en toute hypothèse c’est lui qui dirige, c’est cela qui est grave.»
«Au sujet des soixante-dix mesurettes du Comité Balladur, j’ai dit que les parlementaires auront des pistolets à bouchon, c’est exactement de cela dont il s’agit. Les membres du comité ont fait sur de nombreux points un excellent travail. Ils proposent des tas de choses intéressantes. Mais c’est une véritable ligne Maginot. Toutes ces petites constructions ne suffiront pas à endiguer le flot du présidentialisme. Le fait que le parlement puisse décider d’une partie de son ordre du jour, c’est parfait. Les mesures de renforcement du rôle du parlement ne concerneront pas les lois de financement de la sécurité sociale. Aux Etats-Unis, le parlement maitrise complètement le budget: on sait que c’est le nerf de la guerre. Pour le contrôle de constitutionnalité, on n’a pas de garanties sur la composition du conseil constitutionnel. Parmi les mesures préconisées, beaucoup ressemblent à des voeux pieux. Quoi qu’il en soit, même si ces mesures de renforcement des pouvoirs du parlement étaient efficaces, elles ne seraient rien au fait que le principe fondamental selon lequel le pouvoir est équilibré par rapport à la responsabilité est fichu en l’air.
Dans les régimes parlementaires, le gouvernement est puissant parce qu’il est responsable. Aux Etats Unis, le Président est infiniment moins puissant que notre Président français. Or là on ne réduit pas les pouvoirs du président, on les renforce.
Le discours du président devant le parlement est une plaisanterie. L’origine historique est rappelée par le rapport Balladur. Si les parlementaires avaient interdit au Président d’aller parler devant eux, c’était pour réduire ses pouvoirs. Si on lui permet d’aller parler devant les parlementaires, cela ne va pas réduire son pouvoir, cela va au contraire l’accroître, parce que par sa présence physique, c’est sa force de conviction qui va s’exprimer devant les parlementaires. Cela va augmenter les pouvoirs du Président. Dire le contraire n’est pas sérieux.
Je pense que l’on se rapproche plus de la Russie de Poutine que du régime de 1848 parce qu’en 1848, il n’y avait pas de droit de dissolution. Dans ce que l’on nous propose ici, l'on ne va pas vers un régime à l’américaine, parce que notre Président sera bien plus puissant que le Président des Etats Unis. Cela ressemble au régime de Russie de Poutine parce que les pouvoirs seront les mêmes. On a le même genre de mesures dans certaines constitutions africaines. Ce qui est difficile à expliquer c’est: qu’est-ce que ça change et qu’est-ce que ça ne change pas? C’est une forme de pérénisation de tous les défauts de la 5ème République, de son déséquilibre très grave entre responsabilité et pouvoir. Et qu’est-ce que ça change? Deux choses. Ca enlève la soupape de sureté. Actuellement, on a une cocotte minute, c’est dangereux, mais on a un soupape de sécurité. C’est le fait que les parlementaires peuvent renverser le gouvernement, ce qui signifie changer le chef de l’exécutif. Demain avec cette réforme, même si les parlementaires renversent le gouvernement, ils ne changeront pas le chef de l’exécutif, puisque le chef de l’excécutif c’est quoi qu’il arrive le Président. C’est très grave. On est en train de visser le couvercle de la cocotte minute, donc on a un risque d’explosion. On affaibli les pouvoirs du peuple, parce que le peuple ne pourra plus rien contre un président qui ferait n’importe quoi en cours de mandat. Aujourd’hui, les citoyens peuvent réagir grâce à la cohabitation. C’est une soupape de sûreté. Un moyen pour le peuple de dire au Président « cette politique ne nous convient plus, vous revenez à votre rôle d’arbitre et nous, on veut une autre politique avec un nouveau chef du gouvernement ». Avec cette réforme, même en cas de cohabitation, même si la majorité parlementaire est hostile au Président, c’est toujours le Président qui gouvernera, qui dirigera, définira la politique nationale. Et on ne pourra plus rien faire contre lui pendant cinq ans.
D’autre part, la deuxième chose c’est que cette réforme risque de conduire à une réinterprétation de toute la constitution, c’est très comparable avec ce qui se passe dans la Russie de Poutine. Puisque la mission du Président aura changé, on estimera que tous les pouvoirs présidentiels devront être réinterprétés comme des pouvoirs de direction. Ses pouvoirs propres, mais aussi et surtout les pouvoirs soumis à contre-seing. Tous les pouvoirs du Premier ministre vont être réinterprétés, parce que l'on va considérer que ce sont des pouvoirs qui sont là pour lui permettre d’obéir au Président. En matière de révocation du Premier ministre comme en matière de nomination, qui est un pouvoir capital. Mais aussi, et surtout, tous les pouvoirs en Conseil des ministres. Les pouvoirs du président en conseil des ministres seront considérés comme une direction incontestable même en cas de cohabitation. Les pouvoirs du premier ministre pour diriger l’activité du parlement vont devenir des pouvoirs dominés par le Président. Cette domination ne pourra même plus être remise en cause sérieusement en cas de cohabitation. Pouvoir de domination généralisé sans contrôle, absence de soupape de sécurité: il y aura des vrais changements. Quand est-ce que ça va exploser je ne peux pas vous le dire, mais c’est dangereux, j’en suis certaine.
Tous les chercheurs qui ont analysé ce type de régime ont montré que par essence c’est un régime qui est très dangereux, parce qu’on a un homme qui est trop puissant au regard du fait qu’il n’est pas responsable. Montesquieu l’avait dit il y a très longtemps: tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser, jusqu’à ce qu’il en trouve des limites. Et là le problème, c’est qu’il ne trouvera plus de limites. »
Propos recueillis par Karl Laske
13/11/2007 à 16:01
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