Les juges dénoncent la pression du chiffre et les objectifs du gouvernement en termes de reconduites à la frontière.
"Vous voulez prendre la mesure du malaise chez les juges? Quand vous rencontrez un magistrat du parquet, demandez lui s'il n'a pas déposé une demande de mutation au siège. Vous serez édifiée!"
C'est Ollivier Joulin qui parle. Magistrat au tribunal de grande instance de Bordeaux, il suit les questions liées au droit des étrangers pour le Syndicat de la magistrature.
L'organisation syndicale, réputée à gauche, représente plus d'un tiers des magistrats en France. Depuis plusieurs mois, elle dénonce la pression du chiffre et les objectifs du gouvernement en termes de reconduites à la frontière. Aujourd'hui, elle parle carrément de "divorce", notamment entre magistrats du parquet et magistrats du siège.
Vice-président du tribunal de grande instance de Bordeaux, Ollivier Joulin dénonce "subordination et hiérarchisation" du ministère sur les parquetiers. Pour lui, le dossier migratoire a permis à la Place Vendôme de "politiser" la fonction de juge "au détriment de l'intérêt général":
"Aujourd'hui, les juges doivent s'interroger: sont-ils encore gardiens des libertés? En laissant un blanc-seing à la police, on tombe dans un système où il n'existe plus de contrôle sur la police?"
Contexte de zèle et juges des libertés sur le qui-vive
A Nîmes, le parquet a pour réputation d'être un îlot de résistance. Vice-procureur, Patrick Pribille adhère lui aussi au Syndicat de la magistrature. C'est à ce titre qu'il accepte de nous parler, quand ses confrères rechignent à s'exprimer autrement qu'en off. Ce magistrat confirme que la Chancellerie multiplie les consignes d'incitation à la vigilance. De son point de vue, les juges des libertés et de la détention, qui font partie du parquet, restent sur le qui-vive, dans sa juridiction:
"Pour l'instant, les JLD de Nîmes continuent à faire leur travail. Mais on cherche à en faire des juges complaisants. L'été dernier, un centre de rétention a ouvert dans la région. Aussitôt, on a assisté à des bagarres en interne pour savoir qui serait juge des libertés chargé des étrangers : la hiérarchie entendait se prémunir contre trop d'annulations de procédures.
Mais nos JLD restent attentifs, même si l'on essaye de les noyer sous une charge de travail qui peut entamer la vigilance. Il y a une semaine, ils ont par exemple siégé de 9 heures du matin un samedi jusqu'à 6 heures du matin le dimanche, tant la charge des étrangers est devenue lourde. Dans un contexte de zèle, ils sont en première ligne et leur situation est fragile."
Pour ce parquetier qui a derrière lui "trente-et-un ans de métier", l'espace des libertés "se restreint chaque jour", entrainant "l'écœurement général" de sa profession. En tant que procureur, il affirme qu'il parvient encore à "apprécier la situation au cas par cas", par exemple lorsqu'on lui soumet une demande de placement en rétention:
"Le procureur de la République de Nîmes, dont j'ai la chance qu'il me considère encore comme un magistrat, a bien demandé qu'on veille aux situations qui entrainement des nullités de procédure. Et notamment lorsqu'on a affaire à une situation humaine inadmissible:
Je me souviens par exemple de ce couple d'Arméniens de plus de 70 ans, malades, qui vivaient près de Valence chez leurs enfants, qui étaient Français, eux. Le préfet de Valence les a fait interpeller à six heures du matin chez eux, sur la base d'une procédure de flagrant délit, avant de les transférer à Nîmes. Le JLD a annulé la procédure, ce qui a été confirmé ensuite par la Cour d'Appel: en quoi y avait-il flagrant délit? Une autre fois, j'étais de permanence lorsqu'on m'a soumis le cas d'une jeune fille, certes en irrégularité, mais qui s'apprêtait à passer le bac. Or, en tant que magistrat, je suis aussi gardien des libertés individuelles. Tout est une question de priorités!"
Le contrôle d'identité, un enjeu majeur
Selon Patrick Pribille, les consignes chiffrées en matière de reconduites à la frontières confinent au zèle. Le dernier abus en date dont il ait eu connaissance?
"Récemment, le procureur de Toulon a autorisé l'interpellation d'une dizaine de personnes au même numéro, dans une même rue. En réalité, ils avaient tous été interpellés dans un foyer de jeune travailleurs, ce qui est matière à annulation et tout à fait illégal."
De fait, le contrôle d'identité est en passe de devenir un enjeu majeur au sein de la magistrature, et un terrain de crispation chez certains juges. A Rennes, Rue89 relatait ainsi il y a quelques semaines comment le premier président de la Cour d'Appel avait invalidé ce qui relevait de facto du contrôle au faciès. Pour cela, le magistrat a pris l'initiative de comparer plusieurs procès verbaux identiques, mettant en évidence que la PAF s'était contentée de "copier-coller" certains extraits.
A Bordeaux, Ollivier Joulin affirme que la police de l'air et des frontières a cherché à contourner autrement les restrictions qui existent dans la loi:
"Comme la police doit demander au procureur l'autorisation de pratiquer des contrôles uniquement ponctuellement, dans un périmètre et pour une durée déterminés, on a contourné la difficulté: il existe quantité de textes qui donnent le feu vert à des contrôles d'identité au coup par coup, sur un quartier ou une rue… mais si vous les cumulez tous, vous constaterez que l'ensemble couvre toute l'agglomération de Bordeaux jour et nuit!"
Faire annuler une interpellation reste possible au regard de la loi, pourvu qu'on fasse, par exemple, la preuve que le contrôle d'identité est systématique et pas circonstancié. Mais combien de temps encore des magistrats feront-ils la démarche de faire invalider ces procédures? Pour l'heure, le sentiment de malaise va crescendo et les rumeurs de pressions hiérarchiques prospèrent. Pour Ollivier Joulin, "le taux d'échec est tellement important qu'on observe un dégoût chez les magistrats à force de procédures absurdes".
source:http://www.rue89.com/2008/03/24/droit-des-etrangers-le-malaise-enfle-chez-les-magistrats
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