Publié le lundi 10 septembre 2007
Lutter contre l’amnésie, ce mal endémique du monde médiatique, en conservant pieusement quelques fragments recueillis sur la planète « médias » : tel est l’objet de ces « brèves » [1].
Journalisme « de formation »
« Surprenante ». C’est ainsi que Jean-Pierre Elkabbach (cité par Le Monde, le 29 août 2007) annonce la rentrée de la radio qu’il préside, Europe 1. Une nouvelle émission censée nous surprendre est confiée à Jean-Marc Morandini et s’intitule “Le grand direct d’Europe 1” (quotidienne, de 11h à 14h). De fait, les instants de “libre antenne” (relevés par Le Canard enchaîné du 5 septembre 2007) sont d’une légèreté exquise et d’une diversité étonnante sur une radio parfois mise en cause pour ses partis pris sarkozystes. Morandini exhibe à cette occasion toutes ses qualités du « journaliste de formation », comme il l’a précisé au Journal du dimanche (le 26 août 2007) en animant une émission qui, dit-il, « n’a pas l’ambition d’être un défouloir. »
Le 27 août, il ne s’agit donc pas de se défouler en débattant du thème « Faut-il juger les fous ? » Le Canard enchaîné raconte : « C’est Jacqueline qui attaque : “Non seulement il faut les juger, mais il faut les juger deux fois à mon avis.” Bien dit. On zappe très vite, Sandy est cent pour cent d’accord : “Bien sûr, personne n’est au-dessus des lois !” Bernard lui se demande “à quoi ça va servir de les juger”… Merci Bernard. » En effet. Le lendemain, ça recommence, au sujet du maire UMP d’Argenteuil qui a choisi la pulvérisation de répulsif pour chasser les SDF. L’hebdomadaire satirique résume sans se « défouler » : « on démarre avec Marie-Françoise qui révèle que “la presse attaque Sarko parce qu’il n’est pas franc-maçon”, et tient à féliciter le maire d’Argenteuil : “Tous ces gamins, pas lavés, ni coiffés depuis des semaines et quelques fois des mois, qui sont manifestement alcooliques et drogués…” » Les appels sont tellement à sens unique que, toujours selon Le Canard, « Jean-Marc Morandini s’inquiète : “On ne passe que des appels pour soutenir le maire d’Argenteuil parce qu’on a que ça. Alors, si vous voulez avoir une opinion contraire…” Cause toujours ! Jacqueline à l’appareil : “Y a une solution pour les gens qui rouspètent et les journalistes, c’est que chacun prenne un SDF. Et puis voilà !” On se quitte avec Julien : “Moi, j’en connais des SDF (…). La société, c’est de la merde, mais ils touchent le RMI et vont manger aux Restos du cœur…” » Et Le Canard enchaîné de commenter : « “Le grand direct”, c’est pas un défouloir, c’est une grande émission de “journaliste de formation”. »
On ajoutera que, pour Europe 1, il s’agit manifestement de concurrencer « Les grandes gueules » de RMC sur le même créneau horaire. Des similitudes existent sur le fond puisque, comme l’a relevé Le Plan B : « La spécialité des “ grandes gueules” consiste à poser une question déjà matraquée par tous les médias mais en la présentant comme une volonté courageuse de “briser un tabou” : Le dialogue social à la SNCF, c’est la guerre froide avant la chute du mur de Berlin ? (25.10.06), Faut-il supprimer le RMI au nom de ses effets pervers ? (7.11.06), SNCF : les syndicats savent-ils vraiment pourquoi ils font grève ? (8.11.06), Et si la suppression de la durée légale du travail était la solution pour l’emploi ? (26.1.07), etc. Mais les titres des émissions ne s’embarrassent pas systématiquement de la forme interrogative : SNCF : de la grève, encore et toujours ! (8.12.06), On n’a jamais autant fait la queue à la Poste ! (21.12.06), Malgré une revalorisation des salaires, les fonctionnaires seront en grève le 8 février ! (19.1.07). » Par ailleurs, dans la forme, sur les deux antennes, en plus des appels d’auditeurs, des personnalités médiatiques s’opposent dans un « débat ». La pluralité n’est décidément pas le pluralisme et la concurrence ne favorise pas nécessairement la diversité.
Journalisme « de gauche »
Heureusement subsiste une presse « de gauche » : dans son éditorial de Libération du 18 juillet 2007, Laurent Joffrin en appelle au « sens de la nuance et des réalités » des syndicats, souhaitant qu’ils « admettent qu’on ne peut pas calquer purement et simplement la logique des grèves dans le secteur privé - une pression du travail sur le capital -au secteur public, où le capital n’est pas présent, où les salariés ont en face d’eux la puissance publique et où les victimes d’un mouvement de grève ne sont pas les actionnaires privés (il n’y en a pas), mais les usagers qui sont en général d’autres salariés ». En guise de commentaire, on peut citer Thomas Lemahieu qui, dans L’Humanité du 19 juillet 2007, ironise : « le directeur de Libération devrait tirer la conclusion qu’il impose à tous : il faut carrément interdire la grève dans tout le secteur public. Allez, encore un effort pour être vraiment "réaliste" ! »
Journalisme patronal
Serge Dassault est un grand « réaliste ». On savait déjà que, pour celui qui est d’abord le fils de son père, être propriétaire d’un journal « permet de faire passer un certain nombre d’idées saines », et que, « par exemple, les idées de gauches sont des idées pas saines » [2]. Dans un entretien accordé aux Echos le 24 juillet 2007, il avance ses arguments, imparables : « Quand quelqu’un met de l’argent quelque part, ce n’est pas pour laisser faire n’importe quoi ! On remet de l’argent, on fait des améliorations. Tout ça n’est pas gratuit. Donc l’actionnaire ou le propriétaire a quand même le droit d’avoir un regard sur la rentabilité et l’orientation politique ! » Il ajoute : « J’ai tout de même pas acheté L’Humanité. J’ai acheté un journal parce que je pense qu’il est libéral et qu’il défend les bonnes idées. Pourquoi je ne serais pas indépendant ? N’importe quel journaliste serait considéré comme libre. Alors pourquoi la liberté de parole serait aux journalistes et pas aux actionnaires ? C’est quand même extraordinaire, ça !" ». Qu’est-ce que l’indépendance quand on est à la fois le principal actionnaire de Dassault Aviation, de Dassault Systèmes, de la maison de vente Artcurial... et sénateur-maire UMP de Corbeil-Essonnes ? Vaste question… Reste le sens de la formule : « pourquoi la liberté de parole serait aux journalistes et pas aux actionnaires ? » Une interrogation angoissée qui vaut bien des démonstrations…
Journalisme promotionnel
Toujours chez Dassault : dans son édition du 8 juillet 2007, TV Magazine, propriété du groupe, nous présente la façon dont TF1 doit couvrir le défilé du 14 juillet. Interviewé pour l’occasion, le journaliste Charles Villeneuve qualifie l’avion de chasse Rafale, conçu par le groupe Dassault, de « fleuron de l’industrie aéronautique militaire mondiale, (...) un puits d’intelligence, d’inventivité et de technologie ». Alléché par un portrait si élogieux, le lecteur se réfère alors à l’encadré intitulé « Rafale : un chasseur spectaculaire », auquel renvoie l’article. « Autant dans le ciel de Paris que sur TF1, le Rafale sera l’une des vedettes du 14 juillet cette année », nous annonce TV Magazine. « Dans un document de trente minutes réalisé par le journaliste indépendant Grégoire Gosset, la chaîne souligne les performances de l’avion de chasse conçu par Dassault. Cinq caméras embarquées ont permis d’enregistrer des images à couper le souffle ». Débordant d’enthousiasme, l’auteur de l’article poursuit un peu plus loin : « L’une des qualités les plus spectaculaires du chasseur est sa capacité de progression à très basse altitude à 800 km/h sous les couvertures radars pour appuyer les interventions au sol. Crée par le logiciel Catia, référence incontestable pour l’aéronautique mondiale, cet avion entièrement informatisé, capable de voler en automatique à 30 mètres d’altitude dans n’importe quelles conditions, avec des accélérations époustouflantes (282 km/h à 1128 km/h en 3 secondes !) est souvent arrivé en tête des évaluations devant les F16 américain et Eurofighter Typhoon européen ». Les lecteurs de TV Magazine sont certainement peu nombreux à s’acheter des avions de chasse, mais c’est toujours agréable, pour un industriel, de se payer une bonne image de marque à peu de frais.
Journalisme d’investigation
Aéronautique encore. Une brève du Parisien (2 septembre 2007) relevée par Le Canard enchaîné du 5 septembre 2007 : « Un Airbus A 380 en tournée de démonstration en Asie a heurté un hangar sur l’aéroport de Bangkok et a dû retarder son programme de présentation (…). Venant de Toulouse, l’avion était arrivé vendredi à Bangkok, première étape d’une tournée de promotion dans quatre villes de la région. » Comme le note le palmipède : « La discrétion du Parisien est explicable, ou au moins compréhensible : actionnaire d’EADS, maison mère d’Airbus, Lagardère détient aussi 25% du groupe qui possède le quotidien. On ne saurait pourtant la condamner : radios et télés ont observé un silence total sur cette histoire. Ou du moins se sont gardés de lui assurer la moindre “promotion”. »
Journalisme d’« intérêt général »
Au sujet du « service minimum », les médias ont été plus bavards. Les éditoriaux, en particulier. Titré « Les syndicats au défi de l’intérêt général », celui de Didier Pillet dans Ouest-France, le 23 juillet 2007 illustre au risque de la caricature la façon dont le prêt-à-penser médiatique se représente et représente les mouvements sociaux. Extraits : « S’appuyant sur les promesses de campagne de Nicolas Sarkozy et sur une opinion globalement favorable à la mesure, le gouvernement pousse les feux du service minimum dans les services publics en circonstance de conflit du travail. Après les transports, l’Éducation nationale devrait être concernée ». La mesure ne peut être que bonne, puisque l’« opinion » lui est « globalement favorable ». Mais quelle opinion ? Celle que les sondages prétendent mesurer ? Celle que les éditorialistes prétendent représenter ? On ne le saura pas…
Pillet poursuit : « Au-delà du choix tactique qu’ils vont devoir faire devant cette détermination inédite du pouvoir politique, les syndicats sont mis au défi d’apporter la preuve qu’ils peuvent servir l’intérêt général et non pas uniquement les corporatismes et les égoïsmes catégoriels. (...)les organisations syndicales sont (...) dans cette affaire clairement au pied du mur : vont-elles tenir une ligne idéologique pure et dure, la protection à tout crin d’un droit de grève érigé en absolu, et s’arcbouter sur la défense des seuls intérêts de leurs mandants au risque de faire apparaître ceux-ci comme des nantis insensibles aux problèmes des autres ? Ou bien entreront-elles dans une négociation qui mettrait au centre la protection des plus faibles, et chercherait à concilier droit de grève et service minimum ? Si les syndicats sont si faibles en France c’est en grande partie parce qu’ils peinent à défendre l’intérêt général ». D’un côté une « ligne idéologique pure et dure » tenue par des « nantis insensibles aux problèmes des autres », « arcbout[és] sur la défense [de leurs] seuls intérêts », de leurs « corporatismes » et leurs « égoïsmes », de l’autre la « négociation », « la protection des plus faibles » et la défense de « l’intérêt général »...
Comment ne pas faire le bon choix ? Mais aussi, comment ne pas s’interroger sur la légitimité de cet « intérêt général » défini par les faiseurs d’opinion comme Didier Pillet et les propriétaires de médias qui les paient ? « Tout le monde sait que les premières victimes des grèves à l’école, où l’accueil ne peut pas être garanti, sont les enfants des familles les plus fragiles.(...) Comment font les mamans qui partent à 5h ou 6h faire des ménages, n’ont personne à la maison pour garder les petits, et ne peuvent pas payer quelqu’un ? ». Tout le monde sait surtout que la figure de la mère célibataire mal payée et exploitée, d’ordinaire, n’émeut guère Ouest-France. Et que le cynisme éditorial peut se parer des oripeaux du sentimentalisme quand il s’agit de pourfendre le droit de grève en particulier, les droits sociaux en général.
Journalisme d’intérêt général (suite)
Didier Pillet toujours. Dans Ouest-France du 7 septembre 2007, il célèbre la mondialisation par le rugby et le coïncidence de l’intérêt général et du rugby : « La mondialisation inquiète-t-elle la France ? Les nations qui convergent vers elle des hémisphères nord et sud, de pays pauvres et de terres riches, devraient aider à la lui faire aimer. La croissance patine ? La culture du combat et de la solidarité, des talents individuels au service d’une communauté forte, lui redonneront l’envie de mordre et de se bouger. Et si, à la fraîcheur animale des chevauchées de rhino vifs comme des gazelles, les artistes de l’ovalie ajoutent ce grain de folie qui fait d’un match une geste épique, la plénitude sera au rendez-vous. La fête chasserait alors le spleen que font peser sur le moral du pays la crise du pouvoir d’achat, les déficits budgétaires et les violences urbaines. » Une approche du sport intéressante (et pas du tout idéologique) mais espérons quand même qu’une élimination précoce du XV de France ne mettrait pas le pays à feu et à sang !
_________________________________________________
[1] Pour lire la série précédente, voir notre rubrique, de septembre 2004 à juin 2006.
[2] Lire ici-même « La presse selon Dassault (4) : les “idées saines” ».
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire