15/09/2007

SUPREME N T M

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L'inquiétant amalgame de Rachida Dati, par Johann Chapoutot
LE MONDE | 13.09.07 | 14h18 • Mis à jour le 13.09.07 | 14h19

Aen lire le journal Le Monde du 6 septembre, la garde des sceaux avait déclaré que "la légitimité suprême, c'est celle des Français qui ont élu Nicolas Sarkozy pour restaurer l'autorité. Les magistrats rendent la justice au nom de cette légitimité suprême". La première chose qui dérange, dans cette déclaration, c'est le syntagme "au nom de". L'on croyait naïvement que les juges rendaient la justice en légalité, c'est-à-dire en droit, un droit que l'on ne peut mettre en concurrence avec une quelconque "légitimité suprême", par ailleurs inexistante en droit français.


Il y a certes une légitimité, qui est celle du suffrage universel. Cette légitimité, qui, d'ailleurs, se passe fort bien d'adjectif, habilite le président et son gouvernement à présenter au Parlement des projets de loi. Ces projets peuvent être amendés ou rejetés par le Parlement. Ils peuvent ensuite être censurés par le Conseil constitutionnel, qui doit en évaluer la conformité aux menues incongruités que sont la Constitution et tout ce qui forme le bloc de constitutionnalité : la déclaration des droits de l'homme et du citoyen, le préambule de 1946, les principes généraux du droit, les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, toutes choses qui, semble-t-il, interdisent à une loi d'être rétroactive, à un juge de juger un irresponsable et à un garde des sceaux de tenir des propos si contraires à sa dignité.

L'adjectif "suprême", remarquons-le du reste, est évité en droit, où on lui préfère ceux de "haut(e)" ou de "supérieur(e)". Ces subtiles distinctions seront sans peine balayées par un coup de menton vigoureux face à des caméras gourmandes massées devant un perron du 8e arrondissement : arguties de juristes et vaines querelles sémantiques, dira-t-on entre deux annonces d'une législation nouvelle pour juger les fous et pour créer des centres fermés à vie pour les délinquants sexuels. Or la République se méfie des superlatifs et des absolus, tout ce qu'exprime, précisément, l'adjectif "suprême". Quand on se livre au petit jeu des déclinaisons, on obtient des combinaisons intéressantes : s'il y a une légitimité suprême, il y aura peut-être, sous peu, une "volonté suprême", un "impératif suprême", voire, qui sait ?, un "chef suprême".

Mme Dati réussira-t-elle le tour de force d'être la Claude Allègre des magistrats ? Encore M. Allègre jouissait-il, dans sa matière, les sciences de la terre, d'une indiscutable compétence, celle d'un grand chercheur. A l'entendre, cela ne semble pas être le cas de Mme Dati qui, pour avoir été brièvement magistrate, n'en feint pas moins d'avoir oublié jusqu'aux rudiments de son droit.

Jouer le "peuple" contre les juges porte, dans la novlangue actuelle, le doux nom de "bon sens", pourfendeur justement réhabilité de la "pensée unique". Nous parlerons plus prosaïquement de démagogie et nous nous abstiendrons d'évoquer les précédents historiques regrettables et fort malpolis que nous suggèrent des paroles au mieux malheureuses, au pire inquiétantes.

La garde des sceaux doit se rendre bientôt à l'Ecole nationale de la magistrature, à Bordeaux. Souhaitons que, devant un auditoire de futurs juges, elle revienne sur ses propos, et qu'elle sache réaffirmer avec clarté quelques-uns des principes fondamentaux de notre Etat de droit : séparation des pouvoirs, indépendance de la justice, respect de la Constitution.

Johann Chapoutot, historien, enseignant-chercheur à l'université Paris-I-Panthéon-Sorbonne

Article paru dans l'édition du 14.09.07.

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