Dans le frigo des pauvres
Manger avec une centaine d’euros par mois et par personne relève du combat quotidien. Une socio-anthropologue a étudié les comportements alimentaires des Français vivant sous le seuil de pauvreté.
DIDIER ARNAUD/ LIBERATION
QUOTIDIEN : jeudi 27 décembre 2007
En France, le budget alimentaire pour les personnes en dessous du seuil de pauvreté est inférieur à 114 euros par mois. Soit entre 3 et 6 euros, et parfois moins de 3 euros, par jour. Près de 68 % d’entre eux sont dépendants de l’aide alimentaire. Ils s’approvisionnent aussi sur les marchés (20 %) pour les fruits et légumes.
Christine César a rencontré une dizaine de ces familles : sans-papiers, RMistes, en Ile-de-France et en milieu rural (Dordogne et Haute-Vienne). Elle décrit leur débrouillardise. Comment ils stockent, conservent, gardent. De quelle manière ils rusent. Mme E. dit que les «choses toutes faites», comme les plats préparés, reviennent très cher. «Le premier réflexe, quand on n’a pas de sous, c’est de réduire les fruits et légumes. C’est un mauvais réflexe, alors il faut ruser, connaître les lieux où c’est moins cher. S’organiser, c’est une gymnastique.»
En prenant rendez-vous avec ses interlocuteurs, Christine César ne disait jamais qu’elle allait inspecter les réfrigérateurs. Voir, d’abord. Puis photographier ce qu’il y a dedans. Sur ses clichés, on voit souvent des stocks de pots identiques (yaourts, pâte à tartiner, bouteilles de lait), de vieux restes dans une assiette. Mais rarement des produits périmés. Certains désignent le frigo comme le «vieux compagnon de route». La crainte la plus courante est qu’il «puisse lâcher». Ce qui est l’annonce d’une possible détérioration générale. Parfois on le recycle. «Il peut servir de pharmacie, d’armoire, d’étagère, de pense-bête, de support de photos, de cadre pour la photocopie d’un régime», note le rapport. Plus d’un quart des personnes de l’étude n’ont pas acheté leur appareil. Ils l’ont récupéré. Parfois, même, ils font frigo commun, quand les habitants sont par exemple en foyer. Mais ils n’apprécient guère ce partage, tant il peut y avoir de vols. Le frigo fait l’objet d’une «réappropriation qui n’existe pas aussi fortement pour les autres appareils domestiques», écrit la sociologue.
L’aide alimentaire mal acceptée
Le rapport note qu’accepter les dons de l’aide alimentaire ne va pas de soi. Cela met les gens dans une position d’assistés qui leur fait honte. En outre, il arrive que les denrées ne soient pas en bon état. «Un don alimentaire dégradé dégrade celui qui l’accepte», souligne Christine César. Les gens préfèrent parfois se débrouiller eux-mêmes. Cela les valorise. Une femme raconte : «Au bout d’un moment, je me suis rendu compte que le pain tous les jours me coûtait cher. Comme il y avait un foyer de handicapés dans mon immeuble, j’ai fait une demande officielle pour avoir le pain rassis de la veille. J’en mets un peu dans mon congélateur, mais un petit peu seulement car je n’ai plus de place.» Pour cette autre famille, le «don» alimentaire est plus disqualifiant que de faire les «poubelles» de la boulangerie.
«un repas de prisonniers»
Pour les sans-papiers, se nourrir n’est pas toujours la priorité. La famille A. ne dispose pas de titre de séjour. Le père se décrit comme un homme privé de liberté, sans cesse traqué. Même à table, «c’est comme le repas des prisonniers. On n’a pas de liberté pour manger». Ils ont un fils de 7 ans. Le médecin a dit qu’il «ne mange pas bien». Pas assez, en fait. Il manque de viande, de fruits et légumes. «Le médecin dit "il faut", mais nous on n’a rien», dit la mère.
La stratégie du stock
L’étude montre comment se développent les stratégies de stockage : «Chez les personnes qui disposent d’un minimum de place, on trouve du riz, des oignons, des pommes de terre, tous achetés par sacs de 10 kilos.» A l’Epicerie sociale, ce couple raconte qu’il «fait des réserves de trucs» qu’il ne prendrait pas ailleurs. «Les yaourts, on en avait pris 16 et on les a mangés en trois jours à nous deux. Avec ça, on se fait de l’éclate.» Plus loin, la dame précise : «Et puis il doit y avoir un truc psychologique. Le fait d’avoir un frigo plein, je ne sais pas, on se sent mieux. On s’amuse plus. Disons que ça résout la frustration d’être pauvre.» Une autre dame explique que sa mère avait «deux congels» dans son pavillon, et que «dans toutes les maisons, les gens font comme ça, il faut faire du stock».
Riz cassé et pâtes au sucre
Les menus sont souvent répétitifs. Le quotidien ne s’embarrasse pas de délicatesse culinaire. «Les populations étudiées cherchent d’abord à éviter le sentiment de faim, se dirigent logiquement vers les aliments les plus économiques», comme le riz et les pâtes, note le rapport. «Le riz, on prend du cassé. Les 22 kilos, c’est 15 euros, et dernièrement on en a trouvé à 12,5. Ça nous fait le mois. Je malaxe la fécule de pommes de terre avec de l’eau et ça fait du foutou [aliment de base en Afrique centrale, fait de manioc et de banane plantain, ndlr], on en mange tous les deux jours», dit Mme B. «Hier midi, vous avez mangé quoi ?» demande la sociologue. «C’était des pâtes et on les mange avec le pain.» Plus loin, Mme B. explique : pour le riz, «même si tu n’as pas de condiments pour la sauce, tu mets du sucre et ça passe. Souvent, on prend ça matin, midi et soir, quand il n’y a pas autre chose, surtout l’été».
le POISSON, ce luxe
Le poisson est rare. «J’achète un peu de poisson, ce n’est pas donné», dit cette autre dame, qui souligne que la roussette est devenue chère. «Avant c’était accessible. La joue de lotte, c’était 11 francs le kilo, et maintenant c’est 28 euros. On n’y pense même plus. C’est du luxe. Pareil pour les moules, j’adore ça mais c’est plus possible.» La viande, elle va l’acheter en banlieue et en congèle la moitié. «Le reste, je grille ou je fais de la soupe, de la sauce que je mets petit à petit.» Elle ajoute : «Le poulet, c’est 10 euros les 10 kilos. Les bananes, c’est pour l’enfant quand il n’y a pas de pommes.» Une autre preuve d’imagination. «Que faites-vous des steaks ?» demande la sociologue. «Je mélange le steak haché avec du poisson surgelé frais, un peu de farine, du sel, et je fais frire en boulettes.»
Les fins de marché, la «pochette-surprise»
L’enquête fait une part belle au glanage. Comme il n’est pas question de faire son marché comme tout le monde, c’est quand les commerçants remballent que tout se passe. Mme C. fait les fins de marché. «C’est incroyable tout ce que je trouve en fouillant. C’est devenu comme les enfants à Pâques et la pochette-surprise.» Cette activité constitue «un vrai boulot. C’est honteux de voir ce qu’ils laissent». Elle passe «des nuits à faire des compotes», des conserves de légumes. Mme C. dit aussi : «Les envies, ça passe, et les besoins, on a toujours pu faire face.» Pour Mme C., tout se passe comme si elle s’était installée «dans une économie de guerre, prête à affronter un siège», note la sociologue. Qui confie : «En situation de pauvreté, l’abondance est possible.»
Le rebord de la fenêtre
Des frigos, il n’y en a pas toujours. Seuls 62 % de ceux qui résident à l’hôtel en disposent, contre 99 % de ceux qui vivent en appartement. Le recours le plus commun est donc le rebord de la fenêtre. Dans ces conditions, «la conservation des surgelés est impossible», note le rapport. Pourquoi écrire cette évidence ? Parce que, le plus souvent, les familles évitent de signaler aux services sociaux qu’elles ne possèdent pas de frigo. Ainsi elles profitent quand même du surgelé, qu’elles cuisinent tout de suite, parfois pour distribuer les plats à leur entourage. Comment fait-on quand il fait chaud ? La fenêtre de Mme A. est plein sud. Pour les fromages, elle a le choix : «Laisser sentir à l’intérieur ou laisser dégouliner à l’extérieur».
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