Daniel Schneidermann revient sur l’interruption « Arrêt sur images »
par Daniel Schneidermann
Le 20 heures de PPDA en direct des dorures de l’Elysée : la belle image, et tellement réconfortante ! Après tout, pourquoi l’ouverture ne s’élargirait-elle pas jusque-là ? Après les bureaux accordées à Catherine Pégard, ex du Point,et à Georges-Marc Benhamou, ex-multicarte du groupe Lagardère, pourquoi pas un joli bureau d’angle pour le 20 heures de TF1 ? Ainsi les choses seraient définitivement claires, lisibles, transparentes. Qu’on est bien entre soi ! Et ce délicieux sourire de Claire Chazal, glissant dans un souffle « Ce sera sur TF1 » alors qu’il est questions de la Coupe du monde de rugby et du sélectionneur-futur-ministre du XV de France. Chez Nicolas, c’est chez TF1, et chez TF1, c’est chez Nicolas. Quoi d’étonnant, si l’on évoque l’ami Laporte ! Comme on est bien, entre copains, à évoquer les êtres chers, les amis communs, tous ceux qui sont partis, tous ceux qui reviendront. Comme c’est plus cosy, plus fun, plus excitant que chez papy Chirac !
Si Arrêt sur images ne se trouvait malencontreusement condamnée à des vacances définitives, quelles images l’émission aurait-elle choisies cette semaine ? Ce sourire chazalien ? Ce retour décomplexé à l’ORTF ? Ces autres sourires radieux, de Rama Yade et Fadela Amara, juxtaposées à la une du Parisien, sous le titre extatique « Les sourires du gouvernement » ? Ou bien, sur l’autre versant, tout ce malheur du monde, ce « coup du sort », comme disait dimanche soir le même PPDA, qui s’est abattu sur les épaules d’Alain Jppé, vaincu aux élections de quelques milliers de voix ? Sourires du gouvernement, gouvernement du sourire, les sujets n’auraient pas manqué. Nous aurions eu le choix. Nous aurions cherché des angles, des comparaisons avec l’étranger, avec les gouvernements précédents, avec d’autres sourires. Ce fut cela, douze ans durant, Arrêt sur images.
Fondre sur l’image éphémère, fugitive, inaperçue, et une fois épinglée comme un papillon, en extraire le suc, les secrets, les surprises, les non-dits, les ambivalences. Arrêt sur images s’arrête : en soi, ce n’est pas si grave. Toutes les émissions sont mortelles. Le téléspectateur est oublieux, et s’habituera vite à d’autres frimousses, à d’autres musiques. Mais ce qui est beaucoup plus grave, c’est que France 5, chaîne de la connaissance, obligée par son cahier des charges d’offrir des programmes d’éducation à l’image et aux médias, ne propose à la rentrée prochaine aucune autre émission équivalente. On annonce une table ronde de « grandes signatures des médias », c’est-à-dire une poignée de Giesbert et de giesbertoïdes, qui « décrypteront l’actualité ».
Mais c’est tout le contraire. « L’actualité » n’existe pas en soi. Elle est fabriquée par les médias. Se contenter de « décrypter l’actualité », c’est taire le prisme des médias. Ainsi dans l’indifférence générale, du CSA, qui regarde ailleurs, du gouvernement, qui s’en moque, et des députés, qui découvrent bureaux et rubans, une chaîne publique s’assoit-elle tranquillement sur ses obligations. De toutes parts, depuis l’annonce de la non-reconduction d’ Arrêt sur images, au début de la semaine, on me demande : « Alors, est-ce la faute à Sarkozy ? » « Est-ce parce que vous avez consacré une séquence à l’abstention de Cécilia, au second tour de la présidentielle ? » « Est-ce parce que vous avez diffusé les images du président essoufflé au G8, devenues des succès mondiaux sur la Toile, mais qu’aucun JT n’a osé montrer à ses spectateurs ? »
Diantre, je n’en sais rien ! Je ne crois pas qu’il se soit trouvé, dans un bureau de l’Elysée ou d’ailleurs, quelqu’un pour demander à MM. de Carolis et Duhamel l’interruption d’ Arrêt sur images. Je pense que des grincements, des ressentiments internes au groupe France Télévisions ont sans doute fait peser, dès l’an dernier, une ombre sur le destin de cet impossible projet : critiquer la télé à l’intérieur même de la télé. Mais je pense aussi que c’est une certaine mode du « décomplexé » qui a rendu possible le passage à l’acte. Après tout, pourquoi se gêner pour faire ce qu’on a envie de faire ? Au nom de quels principes, de quels textes poussiéreux, de quels garde-fous encombrants ? Si l’on trouve fun de présenter le 20 heures en direct de l’Elysée, au nom de quel ringard principe de séparation des pouvoirs se l’interdirait-on ? Au nom de quoi s’obliger à supporter ces intrus, ces gêneurs que sont le doute, la satire, la critique, la réflexion, la mise en abîme ? Au fond, Arrêt sur images, émission pédagogique, appréciée par les profs, sur une chaîne de la connaissance, a peut-être été victime d’un « sus aux profs » général, que le sarkozysme a seulement désinhibé.
Seule fausse note dans ce délectable air du temps : les téléspectateurs qui, par milliers, par dizaines de milliers, écrivent et pétitionnent. On ne les voit pas sur les écrans, on ne lit pas leurs mots dans les pages des journaux. Mais vu du Net, c’est autre chose. La Toile fulmine, elle bouillonne. Et éclatent des milliers de bulles de vie, et se dessinent des scènes de famille le dimanche à midi et demi, toutes générations confondues. « On s’engueulait dans la famille parce que vous nous obligiez à retarder l’heure du repas. » « On n’était pas toujours d’accord avec vous, mais on ne pouvait pas s’empêcher de vous regarder. » « Depuis tout petit, mes parents m’ont habitué à vous regarder. » Ce sont ces mots, épars, chargés d’énergie, qui feront bouger les lignes, si jamais elles doivent bouger.
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